Guebwiller 5 novembre 2023
"Vos péchés vous sont pardonnés à cause de son nom"
Le texte du jour que nous avons entendu tout à l'heure, sous son apparente simplicité cache une grande complexité. Ou plutôt comme on dit aujourd'hui une grande « densité ». C'est en général ce qu'on dit quand on n'a pas compris quelque chose mais qu'on ne veut pas non plus passer pour quelqu'un de complètement ignare. C'est aussi une manière de signaler, ou en tout cas de faire penser que l'on a soi-même tout compris mais que cela a dû être difficile pour les autres, ceux qui ne sont pas habitués, ne disposent pas des codes ou n'ont tout simplement pas assez de culture pour comprendre ce qui vient d'être dit. Autrement dit c'est une manière plus ou moins habile de se distinguer en se plaçant au-dessus du lot, de ceux qui ont eu du mal à comprendre ou n'ont tout simplement pas compris.
En ce qui me concerne, je voudrais aujourd'hui me placer résolument du côté de ceux qui ne comprennent pas ! Non pas pour essayer de traduire en un langage simple et accessible la pensée complexe de Jean dans son épître, ni pour vous en donner les codes pour comprendre mais tout simplement parce que c'est un texte que je ne comprends sincèrement pas. OU plus exactement je n'ai pas compris pourquoi notre Église le propose à notre méditation alors que le thème de ce dimanche est censé être le pardon. Ou plutôt j'ai peur de comprendre pourquoi : il est vrai que dans le verset 12, il est effectivement question du pardon des péchés et que cela a dû paraître suffisant pour inscrire ce court passage dans la liste des lectures bibliques à propos du pardon.
Les autres textes que nous avons lus, le récit d'Ésaïe relatant l'intervention de Dieu pour sauver son peuple en lui envoyant un « sauveur » c'est-à-dire un « messie » en la personne de Cyrus, roi de Perse qui va libérer le peuple juif de l'esclavage à Babylone ou encore cette parabole de Jésus à propos de ce serviteur injuste incapable de faire preuve envers son débiteur de la même générosité que leur maître sont bien plus compréhensibles.
Vous le savez, lorsque Jésus s'adresse à ses disciples, il a le plus souvent recours à des images et des situations qu'ils peuvent parfaitement identifier dans leur vie quotidienne. Ainsi ce serviteur à qui le maître a remis une très lourde dette et qui pourtant n'est pas capable de remettre la dette de son propre débiteur est-il notre propre image quand nous ne sommes pas capables de pardonner à celui qui nous a fait du mal, alors même que nous rendons grâce pour le pardon que nous reconnaissons avoir reçu de Dieu par le Christ. Jésus est un prédicateur hors pair qui sait à la fois captiver son auditoire, le remuer et lui faire prendre conscience par lui-même de ce qu'il doit faire. Vous aurez remarqué à l'écoute du récit de l'évangile qu'il ne se perd pas en vaines explications : la « morale » de l'histoire est évidente. De même que vous traiterez vos débiteurs, ainsi vous serez traités par Dieu lui-même.
Cette réciprocité nous choque parfois parce qu'elle donne l'impression d'un « donnant-donnant » alors même que nous prêchons dans nos Églises de la Réforme, l'absolue grâce de Dieu qui ne dépend en aucune manière de nos actes. Nous avons été pardonnés, point final, merci, tant mieux pour nous et tant pis pour les autres ! Tant pis pour ceux qui ne l'ont pas compris, n'en ont pas pris la mesure, réjouissons-nous de faire partie des élus, de ceux qui sont sauvés.
Quand nous pensons de la sorte, nous en sommes à la première étape du récit de Jésus. Nous sommes dans la posture de ce serviteur qui, incapable de payer sa dette, écrasé par le poids de sa faute, sur le point d'être vendu, lui et toute sa famille, obtient néanmoins miséricorde. Nous qui avons eu conscience de notre faute et de notre incapacité à vivre comme notre Dieu nous le demande, la foi nous enseigne la compassion qu'il a pour nous et le salut qu'il nous accorde malgré notre indignité. Et nous comprenons fort bien qu'il ne s'agit pas ici d'un retour d'une théologie des œuvres pieuses, de ce qu'il faudrait faire pour mériter le salut. L'image qu'utilise Jésus est si forte qu'elle s'impose par elle-même : ce que nous avons reçu, nous devons le rendre. Ce que nous avons reçu de notre maître, nous devons l'offrir à nos compagnons. Ce que Dieu nous donne, la vie, l'amour et la grâce qu'il nous offre, nous devons le donner à notre tour au monde qui nous entoure.
Au service de la société
C'est pour cela que Jésus nous parle de « Royaume de Dieu » : le « Royaume de Dieu est semblable à ». Jésus n'est pas venu seulement pour nous mais il est venu pour que nous portions ses mots, ses gestes, sa compassion et sa miséricorde autour de nous. Il n'est pas venu pour bâtir une Église ni pour sauver des individus mais pour ce que cette communauté et ces fidèles servent à leur tour le monde et contribuent à en faire une image du Royaume de Dieu, tendent à en faire un monde qui ressemblerait au Royaume.
Mais vous me direz, et sans doute aurez-vous raison, qu'à force de vous parler du texte de Matthieu, j'élude et évite de réfléchir avec vous sur le texte de Jean. Que je m'arrête sur le texte facile et évite le difficile alors qu'il faudrait toujours privilégier l'inverse, toujours choisir la voie la plus dure, celle qui demande un effort parce que c'est toujours celle qui amène vers les plus hauts sommets. Pourtant ce texte de Jean paraît si facile au premier abord, il nous parle avec ce que j'appelle souvent une « simplicité biblique ». En effet, Jean prend tout à coup un ton assez familier, il introduit une rupture dans sa lettre. Jusque là, il énonçait des principes assez généraux sur l'amour fraternel qui est la lumière alors que celui qui n'aime pas est encore dans les ténèbres. Il parlait de savoir comment nous pouvons montrer que nous appartenons au Seigneur, c'est très simple « celui qui déclare demeurer en lui, doit marcher comme lui a marché » (2, 6). Facile à dire quand on ne sait pas forcément comment Jésus lui-même a marché. Et voilà qu'au milieu de son raisonnement, Jean glisse trois versets chausse-trapes, ces versets 12, 13 et 14 qui nous bloquent aujourd'hui.
Il fait d'abord ce que tout rédacteur ou orateur contemporain apprend à ne pas faire. On nous dit toujours qu'il faut varier, qu'il faut changer les expressions pour ne pas lasser le lecteur ou l'auditeur. Et il fait exactement l'inverse : Jean répète deux fois la même série. Il commence par dire « je vous écris… parce que… » comme si il avait besoin d'expliquer son intention et il se répète : je vous écris « enfants, pères, jeunes gens », il martèle son message, un message qui s'adresse à toutes les catégories, compréhensible par les enfants, par les pères, c'est-à-dire les adultes et aussi par les jeunes gens et à chacun il répète la même chose : il parle de connaissance, de victoire et du nom. Oui mais quel nom ? Le nom par lequel ils ont été sauvés, c'est donc le nom du Christ ?! Oui mais c'est aussi le nom de celui est depuis le commencement, autrement dit le créateur de toute choses, enfin c'est la force qui demeure en vous, autrement dit la Parole de Dieu qui vous habite, vous inspire et dont l'Esprit vous fait vous dépasser au service des autres.
Vivre à l'exemple du Christ
Nous avons là dans cette apparente répétition une confession de foi quasi trinitaire où chaque mot renvoie à un autre, où chaque sens révèle un autre sens, comme si Jean avait voulu faire exprès de cacher ce qu'il veut dire pour n'être compris que des initiés. C'est-à-dire de ceux qui partagent ses convictions et sont tout entiers dans sa théologie de la Parole qui est Lumière du monde. Car lorsqu'il parle de victoire et de force, il s'inscrit pleinement dans ce qui pour lui est le conflit essentiel qui partage le monde, la lutte entre la lumière et les ténèbres, ces derniers étant symbolisés par ce qu'il appelle le « Malin », c'est la lutte incessante entre le Bien et le Mal et qui nous occupe toujours aujourd'hui tant dans notre vie personnelle que dans notre vie sociale. Comment être fort ? Comment faire pour que le Bien l'emporte, que la Lumière triomphe alors même que nous avons l'impression, si nous sommes lucides et écoutons le bruit du monde, ses bruits de guerre, de misère et de détresse que c'est toujours le Mal qui l'emporte, la souffrance et la peine qui submergent le monde.
Pourtant il n'en va pas ainsi : avec ces quelques mots, avec ses répétitions et ses formules, Jean affirme que la connaissance de Dieu est toute entière contenue dans la Parole et nous savons que pour Jean la « Parole de Dieu » c'est le Christ. C'est ainsi qu'il nous le présente dans son évangile, c'est d'ailleurs le principal message de l'évangile de Jean : Jésus est la parole de Dieu et le seul moyen de connaître Dieu c'est de vivre à l'exemple du Christ. Or le point de départ de cet exemple, c'est que le Christ est d'abord celui nous pardonne, celui par lequel ce n'est pas seulement la lumière qui est entrée dans le monde mais le pardon qui s'exerce pour chacun et chacune d'entre nous. Et connaître Dieu c'est comprendre que nous sommes pardonnés et comprendre qu'il nous faut pardonner à notre tour.
C'est ainsi que nous briserons la spirale de la vengeance, de la récrimination, de la plainte et de la violence. C'est ainsi que nous montrerons que nous sommes plus forts que le monde, c'est ainsi que nous montrerons que nous refusons le monde lorsqu'il appelle à la haine, à la domination, au rejet de l'autre, à la discrimination ou à l'exploitation. C'est ainsi que parce que nous avons été pardonnés et que nous avons conscience de l'absolue gratuité de ce pardon qui nous a été donné sans que nous ne puissions le mériter nous nous faisons serviteurs les uns des autres et serviteurs de tous nos frères et sœurs de toute l'humanité pour refuser tout ce qui blesse, ce qui avilit, ce qui souille, ce qui détruit, ce qui opprime et privilégier ce qui construit, ce qui soigne, ce qui restaure, ce qui unit, ce qui libère, ce qui bénit.
N'en déplaise à ceux qui voudraient que la foi chrétienne soit un refuge loin du monde et de ses douleurs, c'est au contraire une lutte et c'est à quoi nous engage Jean dans ses formulations. S'il nous parle de victoire, c'est bien parce qu'il y a un adversaire, celui qu'il appelle le Malin. Aujourd'hui que celui-ci se manifeste à nouveau par la peste de l'antisémitisme, nous avons à prendre position et refuser tout ce qui fait souffrir des innocents, de quelque bord qu'ils soient. Condamner sans concession le terrorisme, condamner la violence illégitime, condamner l'esprit de vengeance et de destruction, refuser la haine de quelque couleur qu'elle soit.
Ici ou là-bas, aujourd'hui et demain, il nous faudra, tous, collectivement et individuellement, partout où nous serons et en toute circonstances refuser d'être dans le camp des violents et de ceux qui haïssent et rejettent et au contraire avoir le courage d'être dans le camp de ceux qui protègent et défendent. Les temps à venir seront difficiles, il nous faudra trouver dans notre conviction d'avoir été nous-mêmes sauvés inconditionnellement le courage d'être à notre tour des libérateurs.
Roland Kauffmann
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