Guebwiller 25 août 2024
Après la ferveur populaire de cet été due aux Jeux olympiques, il est temps de revenir aux belles réalités de la vie quotidienne. « Belles » réalités justement parce que la soi-disant « J.Ostalgie » qui aurait succédé à l’événement me paraît aussi artificielle que l'enthousiasme suscité par les Jeux eux-mêmes. On peut évidemment se réjouir que la fête ait été belle, que des athlètes surentraînés aient réussi à force de courage et de sacrifices à décrocher des médailles. On peut aussi compatir à la détresse de celles et ceux qui ont échoué. Tous ces sentiments qui nous ont fait vibrer à l'unisson de Léon Marchand, de Teddy Rinner ou des frères Lebrun sont bien sûr totalement légitimes et on peut prendre exemple sur ces personnalités hors-normes pour inciter au dépassement de soi, à l'effort et au renoncement nécessaires pour gagner. Voilà en effet des exemples pour chacun de nous.
Mais, si déjà il est question de modèle de courage et de détermination, de renoncement à soi en vue de quelque chose qui nous dépasse, l'évangile d'aujourd'hui nous en offre un exemple qui surpasse de loin Teddy, Léon et tous les autres en la personne de celui qu'on appelle le « bon Samaritain ».
Voilà donc un homme qui ne demande rien à personne, qui n'a aucun compte à rendre en dehors de ses propres affaires, de son commerce, qui va prendre sur lui de venir en aide à un malheureux au bord de la route. On ne dira jamais assez à quel point cet homme aurait pu passer son chemin. Rien ne l'obligeait à prendre soin de cet inconnu, victime de brigands qui sont peut-être encore dans les parages.
Si Jésus prend l'exemple d'un « Samaritain », c'est précisément parce que pour ses contemporains, la figure du Samaritain représente l'individu sans foi ni loi. Pour ceux qui ne seraient pas familiers de l'histoire de la Palestine au 1er siècle, ce qui est le cas de la plupart d'entre nous, il est nécessaire de rappeler que c'est au moins aussi compliqué qu'aujourd'hui et aussi tendu entre les juifs de l'époque et les Samaritains qu'entre palestiniens et israéliens d'aujourd'hui. Les Samaritains sont une population venue d'ailleurs. Ils ont été déportés là par l'empire assyrien des siècles avant notre ère en remplacement du royaume d'Israël dont la capitale était au nord de l'actuel Israël.
Cette capitale s’appelait Samarie et ce royaume du nord avait été en guerre contre le royaume du sud dont la capitale était Jérusalem. Samarie a été détruite et rasée, non par Jérusalem mais par l'empire d'Assyrie. Celui-ci a déporté l'ensemble de la population du royaume d'Israël et l'a remplacée par d'autres populations vaincues auxquelles se sont ajoutés au fil du temps d'autres peuples encore jusqu'à former à l'époque de Jésus ce que l'on appelle les « Samaritains ».
Une autre culture, d'autres mœurs, une autre foi, le Samaritain représente tout ce que le juif pieux déteste absolument, ce qu'il rejette de toute sa force, de toute son âme et de toute sa pensée. D'autant plus que les Samaritains commentent encore une abomination supplémentaire, ils prétendent respecter la loi de Moïse et suivre les dix commandements. Simplement, ils refusent d'aller prier à Jérusalem et prient sur une autre montagne. C'est ce que rappellera d'ailleurs Jésus à cette autre Samaritaine qu'il rencontrera auprès d'un puits comme nous le raconte l'évangile de Jean. Décidément, le Samaritain est tout l'inverse d'un « bon », d'un « juste » aux yeux d'un maître de la loi car à son impiété, il ajoute le blasphème, voilà de quoi hérisser tous les juifs les plus pieux, ceux qui pensent avoir les clés de la vie éternelle.
C'est justement à un juif de telle sorte que Jésus adresse sa parabole. Car il s'agit bel et bien d'une parabole. Il ne raconte pas un événement qui se serait réellement produit. C'est une image qui raconte quelque chose, voilà ce qu'est une parabole. Ce maître de la loi vient « tester » ce jeune rabbi dont tout le monde parle et raconte les idées originales voire les miracles. Et il lui pose la question essentielle, à savoir ce qu'il faut faire pour « hériter la vie éternelle », autrement dit pour « trouver le sens de la vie » ou pour le dire encore plus directement « mériter une médaille » et peu importe son métal.
Et Jésus réussit l'épreuve haut la main ; il se qualifie pour la finale, il donne la bonne réponse ou plus exactement, si vous reprenez le texte, vous verrez qu'il fait ce qui est attendu de lui et ce que font tous les bons pédagogues, comme les rabbins de toutes les époques : il ne répond pas. Ou plutôt, au contraire, il répond en posant une question ! Plus exactement, il renvoie son interlocuteur à ce qui est pour ce dernier la base de toute réflexion, à savoir la loi de Moïse et vous l'avez entendu dans le passage du Lévitique que nous avons entendu tout à l'heure : la loi de Moïse ordonne d'aimer son prochain comme soi-même !
Ce principe fondamental n'est pas, comme on le croit souvent, une invention chrétienne ! Au contraire, c'est le condensé de la loi. Cette loi justement que les juifs se flattent de respecter alors que les Samaritains ne la respectent pas, comme tous les païens – c'est d'ailleurs pour les juifs la définition du « païen », celui ne respecte pas la loi. Et c'est là, le point où Jésus et son questionneur vont se séparer !
Après la qualification en finale, le docteur de la loi pose la question difficile, la question piège. En demandant à Jésus « qui est mon prochain », son contradicteur attendait que Jésus réponde « mon prochain, c'est celui qui respecte la loi, c'est-à-dire tous les commandements, pratique les sacrifices conformément aux règles, obéissent aux prêtres et vont au temple de Jérusalem. » Pour le dire encore autrement, le « docteur de la loi » attendait que Jésus lui réponde « mon prochain, c'est toi et tes semblables, les juifs pieux, et eux uniquement. » N'oublions jamais qu'à cette époque, les Hébreux, comme tous les autres peuples, sont persuadés d'avoir une origine particulière. Ils n'ont aucun devoir d'humanité envers les autres. La loi exige bien qu'ils traitent correctement l'étranger parmi eux mais ils ne lui accordent aucun droit, et surtout pas la vie éternelle, préoccupation constante des juifs à l'époque de Jésus.
Voilà pourquoi dans son histoire, Jésus, met en scène d'abord deux juifs pieux parmi les pieux, justes parmi les justes, deux religieux : un prêtre faisant les sacrifices et un autre assurant le service au temple. Ceux-ci ont l'obligation, selon la loi, cette loi qu'ils disent respecter à la lettre, de venir en aide à cet homme. Et vous aurez remarqué qu'ils ne font même pas l'effort de vérifier si la victime est juive ou pas. Ils restent dans l'indifférencié et prennent soin de passer leur chemin pour garder leur bonne conscience. On peut essayer de se mettre à leur place et trouver toutes les bonnes excuses, que ce soit le souci de rester purs pour ne pas être empêchés d'exercer leur service au temple. Ils sont peut-être pressés, en retard, et peut-être se disent-ils « tant pis pour lui, il n'avait qu'à ne pas prendre la route tout seul ». Jésus ne rentre pas dans ces détails, sans doute parce que nous sommes capables de trouver nous-mêmes des explications pour l'indifférence de ces deux personnes.
Ce qui compte ici, c'est que ni l'un ni l'autre ne font ce que la loi qu'ils enseignent dit de faire. Ils passent leur chemin sans même se poser de questions, juste préoccupés par l'éventuelle présence des brigands qui pourraient d'ailleurs s'en prendre à eux. Nous n'avons pas à la juger, Jésus ne le fait d'ailleurs pas, c'est leur hypocrisie et leur égoïsme qui les jugent. Remarquez encore que Jésus ne les condamne pas. Pour l'efficacité de l'histoire, il va à l'essentiel, c'est-à-dire à ce moins que rien, à ce Samaritain qui, lui, va venir en aide à la victime. La prendre sur son âne, l’amener à l'auberge et prendre en charges tous les frais pour son rétablissement. L'image est parlante par elle-même, elle se passe de tout commentaire : va et fais de même !
Jésus n'a aucun besoin d'aller plus loin. À cet homme qui venait voir s'il donnait les réponses attendues ; à ce juge qui venait vérifier si Jésus avait le bon équipement théologique et s'il était digne de rejoindre l'équipe des rabbins de Jérusalem, Jésus répond par un contre-pied magistral. Encore une fois, sans développer une explication mais en posant une question : « qui a été le prochain de la victime ? », il l'amène à comprendre que les règles ont changé, que Jésus n'est pas un rabbin de plus, un maître spirituel comme il y en a tant à l'époque. Il pose le fait qu'il est porteur d'un message qui n'est plus réservé aux seuls juifs descendants d'Abraham, Moïse ou David mais pour toute l'humanité.
La filiation d'Abraham, c'est l'appartenance ethnique au peuple élu. La filiation de Moïse, c'est l'identité religieuse par l'obéissance à la Torah. La filiation de David, c'est la communauté politique constituée par les citoyens de Jérusalem. La notion de « peuple » a toujours une triple dimension, à l'époque comme aujourd'hui : l'appartenance biologique, l'appartenance religieuse et l'appartenance politique, c'est ce que l'on appelle l'histoire. Et Jésus de briser ces codes, c'est désormais toute l'humanité qui est concernée. C'est de cela que nous vivons aujourd'hui dans l'espérance de la foi chrétienne.
Pourtant, nul part sans doute dans tout l'évangile, Jésus n'a-t-il été plus juif, plus proche de la foi et de la loi de Moïse qu'à cet instant. Il souligne que l'universalité de l'amour de Dieu est déjà inscrit dans la loi, que l'élection du peuple d'Israël était l'annonce du choix de Dieu au profit de l'humanité toute entière. Et il le fait en étant profondément fidèle à ce qu'est le judaïsme mosaïque.
N'oublions jamais que le judaïsme n'est pas une religion du croire mais du faire ! Je veux dire par là que dans le judaïsme originel, ce n'est pas la foi qui est en jeu ou en question, mais les actes, la pratique : une pratique rituelle des sacrifices et le respect des 642 prescriptions et interdits. C'est à l'apôtre Paul qu'il reviendra d'assurer la transition, de mettre la foi au cœur de la vie chrétienne plutôt que les actes. Pour Paul, la foi sera première et les actes, les œuvres bonnes, en sont la conséquence, le révélateur. Pour Jésus, peu importe la foi ou la non-foi du Samaritain, ce qui compte, ce qui est premier pour lui à ce moment-là de l'histoire et en quoi il est juif et pleinement juif, parfaitement juif, ce sont les actes du Samaritain : c'est ce que fait le Samaritain qui compte plus que ce qu'il croit. Voilà comment Jésus passe l'épreuve avec brio, en étant pleinement sur le terrain où l'attendait le maître de la loi, lequel ne peut plus que méditer la conclusion de Jésus : « puisque tu sais ce que tu as à faire, va et fais-le. »
Ce qui est remarquable dans ce texte, c'est que Jésus ne nous donne pas ici de leçons. Il ne nous dit pas comment nous devons vivre, comment faire pour trouver un sens à notre vie, que faire pour mériter la vie éternelle. Nous le savons bien car nous sommes, comme le docteur de la loi, parfaitement informés de ce qu'il nous reste à faire lorsque nous sommes confrontés aux victimes de l'existence : soutenir, aider, protéger, restaurer, accompagner, à la mesure de nos moyens, de notre temps et de notre énergie. Nous savons ce que nous avons à faire pour que la vie de nos prochains soit relevée par nos actes de bonté, de justice et d'attention. C'est ainsi que nous serons témoins de l'amour du Christ pour toute l'humanité et affirmerons notre foi en lui, par la réalité de nos actes : alors, allons et faisons de même.
Roland Kauffmann
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