Toute chose concoure au bien
- Thierry Holweck
- 7 avr.
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 8 avr.
Guebwiller 6 avril 2025 – 80e anniversaire de l’exécution de Dietrich Bonhoeffer

Si j'ai choisi ce matin ces trois textes pour évoquer avec vous la mémoire de Dietrich Bonhoeffer au moment de nous souvenir de son exécution le 9 avril 1945 au camp de Flossenbürg par les nazis, un mois avant leur capitulation, c'est avant tout parce qu'il les cite lui-même dans un texte absolument extraordinaire qu'il a rédigé à l'attention de ses amis en décembre 1942[1].
Mais avant de revenir sur ce texte d'une grande actualité, il peut être utile de rappeler quelques éléments biographiques concernant l'un des plus grands théologiens protestants du XXe siècle et qui doivent permettre de le situer dans son époque[2].
Une vie marquée par la responsabilité
Dietrich Bonhoeffer naît en 1906 dans la ville de Breslau, actuellement Wroclaw, ville polonaise mais en Prusse à l'époque. Sa famille s'étant installée à Berlin en 1912, c'est là qu'il grandira et en 1931 deviendra Privat-Dozent à la Faculté de théologie, le même titre que Albert Schweitzer. En 1933, quand les nazis arrivent au pouvoir, il prend déjà des risques en défendant les juifs. Il quitte l'Allemagne en octobre de cette même année pour Londres où il restera jusqu'en 1935. Il ne participe donc pas au fameux synode de l'Église confessante qui se tient à Barmen du 29 au 31 mai 1934.
C'est lors de ce synode qu'une partie de l'Église protestante d'Allemagne dénonce la politique raciale et le culte du Führer comme étant une idolâtrie moderne. Il faut avoir à l'esprit que dès 1933, des élections au sein de l'Église ont porté à sa tête ce qu'on appelle les « Chrétiens allemands » (Deutche Christen), qui voient en l'idéologie nazie, une sorte de nouvelle Réforme visant à rendre à l'Allemagne sa grandeur. C'est dans ce contexte que Bonhoeffer revient en Allemagne au printemps 1935 pour créer un séminaire destiné à former les pasteurs de l'Église confessante. Il sera interdit de cours en août 1936 et le séminaire fermé en septembre 37.
Bonhoeffer est invité aux États-Unis en juin 39. Il pourrait y rester mais il décide de rentrer en Allemagne car il estime de son devoir de « partager les souffrances de ce temps avec [son] peuple ». Tout Bonhoeffer est dans cette simple affirmation. Il ne peut imaginer continuer sa carrière de théologien en étant à l'abri. Qui sait quelle œuvre il aurait produite s'il avait suivi l'exemple de l'autre théologien allemand réfugié aux États-Unis depuis 1933, Paul Tillich ?
De retour en Allemagne, il entre dans le service de contre-espionnage dirigé par l'amiral Canaris. C'est en réalité une couverture pour le mouvement de résistance intérieure dont l'amiral est un des animateurs.
Dietrich Bonhoeffer sera arrêté le 5 avril 1943 et emprisonné à la prison militaire de Tegel à Berlin. Il entretiendra une correspondance, évidemment soumise à la censure, avec ses amis et notamment sa fiancée, Maria von Wedemeyer. Contrairement aux idées reçues, il ne participe pas à la tentative d'attentat du 20 juillet 1944 puisqu'il est en prison. Mais suite à cet attentat, c'est tout le réseau qui est démantelé et les conditions de détention de Bonhoeffer se dégradent encore. Il est emprisonné dans la prison de la Gestapo en octobre, puis transféré à Buchenwald le 7 février 1945 et exécuté le 9 avril en même temps que l'amiral Wilhelm Canaris et le général Hans Oster, sans oublier son beau-frère, Hans von Dohnányi exécuté le même jour à Sachsenhausen.
Il laisse une œuvre immense, notamment L'Éthique, un ouvrage de théologie fondamental auquel il a travaillé jusqu'à son arrestation. Ses cours à Finkenwalde, Nachfolge, Le prix de la grâce et ses réflexions sur La vie communautaire sans oublier Résistance et soumission, ses lettres de captivité, montrent une volonté de vivre en disciple du Christ au cœur du monde et la ferme conviction d'une action de Dieu dans l'histoire malgré les ténèbres du temps présent.
Pourquoi Dietrich Bonhoeffer est-il rentré ? Pourquoi a-t-il pris cette décision folle à deux reprises, en 1935, il aurait pu rester à Londres et en 1939, en Amérique, territoire alors de liberté. Éternelle question que se sont posée au cours des siècles, d'innombrables résistants. Faut-il rester au risque de sa vie ou préserver l'avenir en fuyant l'oppression et la tyrannie ? Faut-il organiser la résistance à l'intérieur ou à l'extérieur ?
Il est évidemment bien facile d'y trouver une réponse a posteriori et de prétendre à une attitude héroïque. Il faut également se garder de tout esprit de jugement : Paul Tillich a fuit et il a produit une œuvre incomparable, Karl Barth était à l'abri en Suisse, Albert Schweitzer était à Lambaréné, et Martin Niemöller, « prisonnier personnel » du Führer, a eu la vie sauve tout en étant emprisonné à Dachau. Le point commun entre tous ces théologiens allemands, entre tous ces chrétiens, aura été le refus absolu de toute forme de compromission morale, politique et spirituelle avec le régime.
On ne peut bien sûr pas se mettre à la place de Dietrich Bonhoeffer dans ces grands moments de doute et d'hésitations à Londres ou à New-York. La seule chose dont l'on puisse être à peu près sûr, c'est que sa décision, à chaque fois, a été pensée, éprouvée, dialoguée même dans la prière. C'est dans ce face-à-face intime où il devait éprouver les mêmes doutes et les mêmes hésitations que Jésus au jardin de Gethsémané qu'il aura trouvé la force et le courage de la liberté qui est celle que nul ne peut enlever.
Dieu agit par ses disciples
Si l'on peut en être certain, c'est qu'à la lecture de ses textes, et notamment de ses prières écrites pour les autres prisonniers à Tegel, il ne parle pas de ses souffrances, il n'évoque pas son destin et il ne prie même pas pour sa libération qu'il espère le plus ardemment pourtant. Il prie pour les autres, pour ses compagnons de prison, pour qu'ils ne cèdent pas au découragement ni ne renoncent à leur dignité. Il prie pour ses amis et sa famille, hors de la prison, pour qu'ils ne perdent pas leur confiance. Il prie pour ses geôliers parce qu'il prend au sérieux la parole du Christ d'aimer ses ennemis et de prier pour ceux qui le persécutent.
Mais surtout il prie parce qu'il est convaincu, à rebours de tout ce que l'on pourrait croire en ce temps-là que Dieu agit dans l'histoire. Nous l'avons entendu dans la confession de foi que nous avons prononcé tout à l'heure dans ce culte : « Je crois que Dieu peut et veut faire naître le bien à partir de tout, même du mal extrême. »[3] Un Dieu qui agit dans l'histoire et a besoin d'hommes et de femmes qui agissent en son nom dans cette même histoire et, au plus profond des ténèbres, continuent à faire briller la lumière de la bonté, de la charité et de la liberté. Voilà le Dieu de Bonhoeffer, celui qui l'a soutenu jusqu'à son dernier jour.
Les dernières paroles de Dietrich Bonhoeffer telles qu'elles ont été rapportées par ses derniers compagnons : « C'est la fin mais pour moi c'est le commencement » montrent sa foi inébranlable en l'avenir.
Dans ce fameux texte de 1942 que je citais en introduction, il fait le bilan, à l'aube de l'année 1943 de tout ce qui s'est passé depuis ce jour funeste du 30 janvier 1933 où le mal a pris le pouvoir en Allemagne et allait conduire le pays et le monde dans l'horreur. Il ne cache pas ses propres failles. Loin de se croire au-dessus des compromissions, il a au contraire une profonde lucidité et une grande conscience de ses propres lâchetés.
Pourtant il se pose la seule question qui vaille à ses yeux : « Que faire quand le mal réussit ?[4] Et il ne se pose pas la question pour « savoir comment je me tirerai d'affaire héroïquement mais comment la génération à venir pourra continuer à vivre. »[5]
Il commence justement par constater que « les circonstances actuelles nous obligent à renoncer à « nous mettre en souci pour le lendemain » (Mt 6, 34) » justement parce que nous ne pouvons pas savoir de quoi demain sera fait, tout change si vite et le mal semble si triomphant que rien ne peut l'arrêter. On pourrait alors désespérer et se résigner à subir « l'esclavage de chaque instant » ou alors se retirer du monde et oublier ses misères en espérant que les choses changent et ne nous atteignent pas, pas trop en tout cas. « Ces deux attitudes nous sont également interdites. Il nous reste le chemin étroit et parfois presque introuvable de celui qui reçoit chacune de ses journées comme la dernière et qui vit malgré tout, par sa foi et sa responsabilité, comme s'il avait un long avenir. « On achètera encore dans le pays des maisons, des champs et des vignes. » (Jérémie 32, 15) (…) Penser et agir pour la nouvelle génération, être prêt à s'en aller sans crainte et sans souci chaque jour, voilà l'attitude qui nous est imposée et qu'il est nécessaire, sinon facile, de conserver jusqu'au bout. »I[6]
Mais pour que cette nouvelle génération puisse continuer à vivre, et surtout à vivre libre, sans être elle-même manipulée, déformée, dégradée et réduite à la déchéance morale que veulent les maîtres du temps, que faut-il faire et lui transmettre ?
La compassion comme règle de vie
Toujours dans ce même texte, Bonhoeffer consacre toute une partie à quelque chose d’extrêmement répandu à son époque comme à la nôtre, à savoir ce qu'il appelle la « bêtise ». Il déclare même que « la bêtise est une ennemie du bien plus dangereuse que la méchanceté. On peut protester contre le mal ; (…) Nous sommes impuissants contre la bêtise. »[7]
Et lorsqu'il parle de bêtise, il ne pense pas à l'ignorance, au manque de savoir mais à la propension de l'homme à suivre les mouvements de foule et à se fondre dans la masse. Ce que Albert Schweitzer qui a sans aucun doute inspiré Dietrich Bonhoeffer, appelait la Gedankenlosigkeit ! Il fait le constat que devant la puissance, la force et la réussite, des gens, pourtant cultivés, intelligents, ne basculent pas du jour au lendemain du côté du pouvoir ou de la résignation mais que c'est lentement, par habitude, par résignation ou découragement, par instinct de survie ou de conservation, que petit à petit « sous l'influence écrasante [d'un] déploiement de puissance, l'homme est privé de son indépendance intérieure et renonce consciemment ou inconsciemment (…) à une attitude personnelle. »
Il fait là référence, encore une fois à l'évolution de la société allemande qui a porté les nazis au pouvoir et à leur adhésion générale durant les dix années écoulées depuis 1933. Ce n'est rien de moins qu'une description clinique de ce qui menace les sociétés lorsqu'elles sont confrontées au règne du mal : « la puissance des uns a besoin de la bêtise des autres. »
Et pour lutter contre cette tendance, c'est une véritable « libération intérieure » qui devient vitale et cette libération passe par la parole du psaume 111, 10 « la crainte de l'Éternel est le commencement de la sagesse. » Pour Bonhoeffer, ce n'est pas une formule pieuse mais la clé. C'est l'affirmation que seule une méditation régulière, une proximité avec les textes, une communion spirituelle avec Jésus, nourrie dans la prière et la méditation constante, ce qui est pour lui « la crainte de l'Éternel » pourront nous permettre d'avoir une « attitude libre et responsable » dans les jours qui viennent car la « libération intérieure de l'homme responsable est la seule victoire véritable contre la bêtise. »[8]
Voilà ce que déclarait Dietrich Bonhoeffer à ses amis la veille de Noël 1942. On peut alors avancer sans crainte de trop se tromper que ce qui a motivé ses retours de 1935 et de 1939, ce n'est absolument pas la volonté de mourir en martyr ni le goût du risque mais c'est la volonté résolue de « ne pas abandonner l'avenir à l'adversaire, mais de le revendiquer pour soi. »[9].
De cette conviction que l'avenir appartient non au mal mais à Dieu, au Dieu qui se manifeste dans l'histoire en Jésus-Christ et qui appelle chacun de ses disciples, aujourd'hui comme hier, à « l'action et à la compassion (…) parce qu'il connaît les épreuves de ses frères pour lesquels le Christ a souffert. »[10]. L'action qui a conduit Bonhoeffer sur les pas de son Seigneur, la compassion qui l'a conduit à ne jamais haïr ni mépriser quiconque même pas ses bourreaux.
L'avenir n'appartient pas aux maîtres de l'heure, aux puissances de la force et de la violence. Au moment où le prophète Jérémie achetait un champ, tout ses amis le traitaient de fou car Jérusalem était prête à tomber entre les mains de l'ennemi. Jérémie avait cette même foi en l'avenir que Bonhoeffer ou plutôt, Bonhoeffer avait cette foi de Jérémie enracinée au plus profond de lui-même. Quatre-vingt ans après, ne l'oublions pas pour être à la hauteur de notre époque et permettre aux générations nouvelles de continuer à vivre dans la liberté et être à notre tour, « ces hommes et ces femmes pour lesquels toutes choses concourent au bien » parce qu'ils le font advenir[11]
Roland Kauffmann
[1] Dix ans plus tard. Bilan au seuil de l'année 1943. Écrit pour Eberhard Bethge, Hans von Dohnányi et Hans Oster à Noël 1942. Dietrich Bonhoeffer, Résistance et soumission. Lettres et notes de captivité, Introduction par Henry Mottu, préface d'Eberhard Bethge, traduction de Lore Jeanneret, Labor et Fides, 1963-20242, pp. 17-38.
[2] On trouvera un excellent résumé biographique dans Prier 15 jours avec Dietrich Bonhoeffer, Matthieu Arnold, Nouvelle Cité, 2025, pp. 9-15
[3] Dix ans plus tard, p. 29.
[4] p. 23
[5] p. 24
[6] p. 35
[7] pp. 24-27
[8] p.26
[9] p.36
[10] p.34
[11] p. 29
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