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Photo du rédacteurThierry Holweck

Rien n'est à rejeter pourvu qu'on le prenne avec action de grâces

Soultz, Fête des récoltes, 6 octobre 2024


Vous connaissez certainement le roman « Le meilleur des mondes » de l'anglais Aldous Huxley. Publié en 1931, ce roman d'anticipation dont l'action se situe dans un futur plus ou moins lointain ou proche peu importe décrit une société où chaque individu est déterminé avant même sa naissance par une forme de conditionnement qui lui donnera sa place dans la société. Une société en tout point parfaite dont toute forme de désordre et de conflit a disparu, tout simplement parce que chacun est à la place, non pas qu'il a choisi mais dont la société a besoin.


Je ne sais pas si l'étude de ce roman est encore au programme des collèges ou lycées mais il fait partie à mon sens du bagage culturel minimum que nous devrions tous avoir. La société qui y est décrite est, à nos yeux, absolument terrible. C'est un véritable enfer social et politique qui est décrit, en suivant la trace d'un héros, John, qui se rend compte de la réalité. Le meilleur des mondes est un avertissement contre ce qui pourrait advenir dans l'avenir si nous nous laissions prendre au piège des illusions technologiques comme aujourd'hui ce qu'on appelle l'intelligence artificielle qui menace notre intelligence.


Si je vous parle aujourd'hui, au moment de la fête des récoltes, d'un tel ouvrage, aux antipodes même de ce que nous célébrons aujourd'hui, c'est avant tout parce que Aldous Huxley avait placé en exergue de son roman une phrase tirée du Candide de Voltaire, « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Et que cette conclusion du roman de Voltaire fait directement référence à notre texte de l’épître à Timothée où il nous est dit que « tout ce que Dieu a créé est bon et rien n'est à rejeter ».


Il y a évidemment une ironie dans le propos de Voltaire comme dans celui de Huxley. L'un et l'autre veulent justement prendre le contre-pied de ce que prétendent les théologiens qui sur la base de l'affirmation de Paul considèrent que tout ce qui existe, dans la nature et dans la société, parce que c'est l’œuvre de la providence divine est forcément bon. Pour Voltaire, il y a une ironie manifeste à dire que « tout va pour le mieux dans le meilleur de mondes possibles » quand on voit le désordre de ce monde. Un monde où la misère et la guerre font des ravages, où la catastrophe semble inéluctable. De même pour Huxley, Il y a une ironie manifeste à décrire « le meilleur des mondes » comme étant totalement déshumanisé.


Sans le dire explicitement mais cela a été parfaitement bien compris en leur temps, Voltaire et Huxley s'opposent à la théologie « naturelle » qui expliquait depuis l'antiquité que puisque Dieu, qui est bon, a créé le monde, tout ce qu'il contient, la « nature », est forcément bon. Un Dieu « bon » ne peut créer qu'une nature « bonne » et s'il y a du « mauvais » dans ce monde, ce ne peut venir que d'un adversaire de Dieu, ou être l'œuvre de l'homme. En opposant une nature forcément bonne à l'oeuvre de l'homme ou à l'œuvre du diable, le risque est grand d'idéaliser la nature qui devrait rester justement à l'état de nature.


Idéaliser la nature, c'est pourtant l'inverse de ce que fait le jardinier ou le paysan. Le jardinier ou le paysan savent bien que la nature laissée à elle-même donne forcément une forêt ou un désert. Tous les produits que nous amenons et pour lesquels nous exprimons notre reconnaissance envers celui qui nous les a donnés sont en réalité le fruit du travail, de l'intelligence et de nos choix de société.


C'est ce que dit ce texte magnifique du Deutéronome que nous avons entendu tout à l'heure. La description de ce pays fabuleux que Dieu va donner à son peuple un pays d'abondance et de prospérité où tout ce qui est nécessaire à la vie jaillit et dont on ne risque jamais de manquer. Pourtant cette terre, « les pierres en sont du fer » (Dt 8,9), sous-entendu « il te faudra les transformer en outils «lorsque tu mangeras et te rassasiera, lorsque tu bâtiras de belles maisons » sous-entendu « lorsque tu profiteras du fruit de ton labeur ». L'Éternel Dieu promet à son peuple une terre d'abondance mais qu'il faudra travailler, cultiver et transformer pour qu'elle permette à l'homme de vivre en harmonie et en repos.


Nulle part sans doute mieux qu'ici n'apparaît la véritable nature. Non seulement la nature du pays, de cette terre entre le Jourdain et la mer mais aussi la nature du peuple d'Israël. C'est un peuple de cultivateurs et non plus un peuple de nomades comme au temps des ancêtres, Abraham, Isaac et Jacob et toutes les lois, les règles et les prescriptions de Dieu sont celles d'une société agraire, de paysans. Mais dès l'origine, le peuple d'Israël doit posséder la terre comme s'il ne la possédait pas. Il doit toujours se rappeller d'où il vient, d'où le souvenir de l'esclavage en Égypte et du séjour au désert. Il arrive sur une terre où les peuples qui sont déjà là vouent un culte à la nature, aux puissances fécondantes qui sont dans la terre. Lui, ce peuple choisi par Dieu, doit non pas idolatrer la nature mais toujours se souvenir que ce qu'il a lui vient d'un autre. « Tu te souviendras de l'Éternel ton Dieu car c'est lui qui te donne de la force pour acquérir ces richesses ». (Dt 8,18). C'est la première leçon d'une fête des récoltes que d'orienter notre reconnaissance non vers les forces de la nature mais vers le créateur et, en même temps, de reconnaître le labeur de l'homme.


La terre nous est donnée mais il nous faut la travailler, la paix nous est donnée mais il faut la défendre, la joie nous est donnée mais il faut la cultiver : ainsi la fête des récoltes, d'une simple reconnaissance des dons de Dieu est aussi une fête du travail et une reconnaissance non seulement de notre labeur mais aussi de tous ceux, ouvriers ou paysans, fonctionnaires et bénévoles des associations qui, tous à leur manière, œuvrent à ce que notre société soit plus libre, plus égalitaire et plus fraternelle.


Car n'en déplaise aux nostalgiques, la France du XXIe siècle n'est plus une société agraire et il y aurait quelque chose d'anachronique à « fêter les récoltes » si nous ne pensions pas aussi à toutes les autres formes de travail et d'activité qui permettent le bon fonctionnement de la société. Et si nous ne disions notre reconnaissance envers ceux qui fabriquent, servent, soignent, construisent ou enseignent. La fête des récoltes, c'est notre fête du travail !


Un travail cependant transformé par l'action de grâce et la prière. Il ne s'agit plus seulement de travailler et de bâtir, d'acquérir ou de cultiver pour assurer sa prospérité mais dans l'esprit de l'épître à Timothée de rendre bonne la création. Car les choses de la nature ne sont ni bonnes ni mauvaises, ce que nous appelons par exemple la « mauvaise » herbe n'est pas mauvaise en soi, ni la mouche qui vient nous déranger ni même le virus qui nous menace. Le mal n'existe pas dans la nature, c'est toujours par rapport à un résultat attendu que nous jugeons si telle ou telle chose est bonne ou mauvaise. Quand le liseron étouffe nos tomates, il faut l'enlever mais quand il embellit une clôture, pourquoi l'enlever ?


L’épître à Timothée se préoccupe de l'organisation de la communauté. Et elle se dresse contre ceux qui déterminent justement a priori ce qui est bon et ce qui est mauvais. Vous la relirez à la maison et vous verrez que l'apôtre condamne une secte d'hypocrites discoureurs qui refusent le mariage et certains aliments sous prétextes qu'ils seraient interdits ou mauvais. Les mots sont durs, il est question « d'esprits séducteurs » et de « doctrines démoniaques ». Il ne s'agit évidemment pas de condamner ici les végans ou les anti-gluten ! Ce qui est en jeu, c'est de confondre la volonté de Dieu avec une forme de pureté et de perfection qui se trompe de cible.


Ceux que l'apôtre condamne sont justement ceux qui croient en l'instauration d'une société des purs et des justes, totalement affranchie des contingences et des normes sociales ; une société retranchée en réalité du monde des vivants dans une forme de foi d'élite réservée au petit nombre de ceux qui sont capables de tout sacrifier.


À cette idéologie de la pureté et du retrait, face à ceux qui comme dans le roman de Huxley, cherchent le meilleur des mondes dans leur propre force et leur propre vertu, à la purification l'apôtre oppose la sanctification !


« Rien n'est à rejeter pourvu qu'on le prenne avec action de grâces ». Bien sûr que le mensonge, la manipulation, l'exploitation de l'homme par l'homme, le vol et la convoitise sont à rejeter. On ne peut pas s'approprier ce qui appartient à un autre en sanctifiant le vol par la parole de Dieu mais ce n'est pas de cela dont parle l'apôtre. Ce qui est en jeu encore une fois, c'est notre présence concrète dans la vie quotidienne auprès de celles et ceux que nous côtoyons chaque jour. Dans toutes nos situations vécues, dans nos expériences de vie, il nous faut rechercher le meilleur dans la relation avec l'autre. De même que les choses de la nature sont bonnes ou mauvaises à la mesure de leurs effets sur leur environnement, il est essentiel que tout ce que nous faisons, pensons, organisons, que toute activité dans ce monde recherche un effet positif pour celles et ceux qui nous entourent, non pas dans une logique abstraite comme dans le roman de Huxley mais dans la vraie vie.


C'est ainsi que les choses sont bonnes ou mauvaises en fonction de notre intention : est-ce pour nous et notre intérêt ou pour les autres et leur intérêt ? C'est ainsi que le monde dans lequel nous vivons peut-être changé par notre labeur, notre action de grâces et notre prière.


Roland Kauffmann

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