Guebwiller – Gartafascht – 22 juin 2024
Bible Maciejowski (détail), entre 1244 et 1254, Morgan Library New-York
Vous excuserez, en tout cas, je l'espère, le côté trivial de cette méditation de Gardafascht. En effet, le texte que notre Église nous propose pour demain dimanche a ce côté un peu étrange d'une chronique guerrière dont nous ne saissisons pas forcément tout l'intérêt. C'est un texte trivial parce qu'il nous raconte un événement peu glorieux de la vie du roi Saül et, inversement, glorieux pour son successeur, David.
Saül, pour ceux qui n'auraient pas la chronologie des anciens rois d'Israël à l'esprit, est le premier roi établi sur le peuple d'Israël. Nous remontons avec lui aux temps les plus anciens de l'histoire institutionnelle d'Israël. En ce temps-là le souvenir de la libération d'Égypte est déjà bien lointain. Cela fait plus de trois siècles que les israélites sont installés des deux côtés du fleuve qui sépare aujourd'hui l'État hébreu de la Jordanie, le Jourdain.
Après les premiers temps de l'installation en Palestine, rapidement après la mort de Moïse et de Josué, le désordre s'est installé, une période de guerres civiles, d'escarmouches contre les peuples étrangers jusqu'au Xe siècle avant notre ère où arrivent d'on ne sait trop où de nouveaux adversaires, plus puissants que les tribus dispersées. Ces nouveaux venus sont les Philistins qui ont l'avantage de maîtriser l'art du fer alors que les Hébreux en sont encore à l'âge du bronze.
Même si notre histoire se situe il y a près de 3 000 ans, nous la connaissons tous. Ne serait-ce que par les mythes autour des principaux personnages de cette époque. Qu'il s'agisse de Sanson, vaillant héros qui détruisit des centaines d'ennemis ou plus connu, le célèbre Goliath, géant philistin vaincu par le jeune berger qu'était alors le futur roi David. David et Goliath, la faible fronde contre le guerrier formidable, l'image est passée dans la culture commune.
Mais à côté de ces hauts-faits d'armes, la période est troublée et il faut reconnaître que l'on s'y intéresse assez peu. Les livres historiques de la Bible ne font pas partie de ceux qui sont le plus lus ni commentés. Souvent, on n'y voit que violences et massacres et on se demande à quoi servent ces récits qui parlent de meurtre, de viols absolument atroces et de vengeances plus terribles les unes que les autres. Comme si le monde de l'époque n'était que crimes et désespoir. Des « 7 octobre » à répétition... Toute ressemblance avec l'époque actuelle ne serait que fortuite bien évidemment.
Et pourtant, il faut lire et relire les livres d'histoire ! Parce qu'y sont racontés les faits marquants et ce qui reste à la postérité. Ainsi l'épisode de David et Goliath déjà évoqué mais aussi cet étrange moment de la caverne d'Eyn-Guédi, un épisode absolument trivial comme je l'ai déjà dit.
Revenons un peu en arrière dans l'histoire. Saül s'est révélé un très mauvais roi, menant une politique désastreuse, emmenant ses armées dans des batailles perdues d'avance et ruinant son royaume. Il n'est clairement pas à la hauteur des espérances qui avaient été placées en lui et il n'était certainement pas digne de la vocation du peuple d'Israël à être un royaume de paix, de liberté et de justice. À telle enseigne que Dieu lui-même, par l'intermédiaire du prophète Samuel, décide de changer de roi et qu'il désigne David pour succéder à Saül. Lequel ne l'entend évidemment pas de cette oreille et refuse de quitter sa place, cherche à emprisonner David qui est obligé de fuir pour sauver sa peau.
Avec quelques troupes qui lui sont fidèles, David se réfugie dans le désert et il est pressé de toutes parts, entre d'un côté Saül qui veut sa mort et de l'autre les Philistins qui veulent la victoire. Qu'est-il donc allé se réfugier dans le désert ? C'est idiot. Il faut savoir qu'en fait, aujourd'hui encore Eyn-Guédi est une oasis de verdure et de vie au bord de la Mer morte. Cette oasis était et est toujours un paradis et il est donc normal qu'à la fois David y trouve refuge et que Saül y fasse halte en revenant de son expédition contre les Philistins.
En tout cas, David est totalement désemparé à ce moment-là, coincé entre l'autorité du roi fou et la puissance de ceux qui veulent la destruction du peuple d'Israël. Peut-on être contre un gouvernement, le roi Saül, sans pour autant être traitre à son peuple et à sa mission ? C'est le dilemme de David, obligé de fuir, sommé de choisir entre la mort et la trahison. Là encore, toute coïncidence avec notre actualité ne saurait être que purement fortuite… On se croirait dans une série comme Game Of Thrones...
Réfugiés dans une grotte, David et ses compagnons devaient sans doute se poser ces questions sans y trouver de réponse lorsque se produit l'inimaginable. J'ai dit à plusieurs reprises que ce récit était assez trivial parce qu'il raconte l'histoire par le plus commun de ce qui est humain. Car que croyez-vous que venait faire Saül dans cette grotte ? Que désigne la litote « pour se couvrir les pieds » ? Nous dirions aujourd'hui, pour être dans le même niveau de langage, « poser culotte » pour désigner un besoin des plus naturels. Je n'irai pas plus loin pour dire ce que le roi est en train de faire, vous avez parfaitement compris de quoi il s'agit.
Le voilà en tout cas à la merci de David et de ses compagnons. C'est facile, il n'a plus qu'à allonger le bras et transpercer Saül pour lui offrir une mort des plus ignominieuse et humiliante. Le prophète Samuel a déjà désigné David comme roi, Saül ne l'est plus que par sa propre volonté de s'accrocher au pouvoir. Si David élimine Saül, les troupes de ce dernier qui sont devant la grotte, acclameront le nouveau roi. Et les fidèles de David le pressent de le faire « vas-y, il est là, sans défense, tue-le et nous pourrons prendre le trône et la couronne, quitter ce désert et devenir tes ministres ».
Avouez que c'est tentant mais si David faisait cela, que vaudrait-il ? Que montrerait-il de sa personnalité et des valeurs qui sont les siennes ? Quelle image cela donnerait-il de son futur règne ? Il resterait pour la postérité celui qui a conquis le trône par le meurtre, la trahison et la lacheté. Tout ce qui est fondé sur le mal ne peut que devenir encore plus mauvais. Et David sait quelque chose d'essentiel, c'est que la fin ne justifie pas les moyens.
Si vous me permettez un grand saut dans l'histoire contemporaine, ce récit du livre de Samuel, dix siècles avant notre ère ressemble étrangement à celui que fait Georges Orwell de sa guerre en Espagne.
Georges Orwell n'est pas seulement l'auteur de 1984 et de la Ferme des animaux qui sont tous deux des pamphlets contre la dégradation du langage et qui sont terriblement d'actualité aujourd'hui. C'est aussi un intellectuel engagé, à la manière où l'on entendait l'engagement dans les années 1930. Ce n'était pas seulement des tribunes dans la presse mais aussi rejoindre le camp républicain durant la guerre d'Espagne.
Pour les plus jeunes d'entre-nous, il faut rappeler ce qu'était la guerre d'Espagne en 1936. Ce n'est pas seulement le préliminaire de la deuxième guerre mondiale où s'affrontent déjà les nazis allemands aidés des fascistes italiens contre les soviétiques avec un soutien faible des démocraties libérales. Même le Front populaire français n'ose pas soutenir la démocratie espagnole. Mais dans ce contexte des centaines de jeunes hommes et femmes rejoignent la lutte armée contre l'extrème-droite. Parmi eux, Georges Orwell donc mais aussi Arthur Koestler ou encore Simone Weil. Orwell, comme Simone Weil, sera blessé au front et il racontera sa guerre dans son livre Hommage à la Catalogne. Tous ces gens-là seront ensuite trahis par les soviétiques et les communistes mais c'est une autre histoire. Leur combat était celui de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.
Si je vous en parle aujourd'hui, c'est parce qu'il raconte le même épisode que notre caverne d'Eyn-Guédi. Georges Orwell raconte qu'un jour, dans sa tranchée, il voit un jeune soldat de l'armée ennemie qui, comme Saül va satisfaire un besoin naturel au coin d'un bois. L'ennemi est à sa portée, son fusil est chargé, il suffit d'appuyer sur la détente, c'est légitime, c'est la guerre, tant pis pour lui, il n'avait qu'à faire attention. Et Orwell raconte l'épisode : « J'étais venu pour tuer des fascistes. Mais un homme qui retient son pantalon à deux mains n'est pas un « fasciste » : c'est manifestement un semblable, un frère, sur lequel on n'a pas le cœur de tirer »1.
Et cela nous ramène à David et Saül. Surtout à l'extraordinaire échange qui suit la sortie du roi qui retrouve ses troupes. Car David s'est glissé près du roi et a découpé un morceau de son manteau. Morceau qu'il exhibe maintenant pour dire à son roi « regarde ce que j'aurais pu faire et que je n'ai pas fait » Et Saül dans un éclair de lucidité de comprendre à quoi il a échappé et de comprendre qu'il n'a fait que rendre le mal pour le bien alors que David, lui, a fait le bien malgré le mal que Saül veut lui faire.
Voilà quelle leçon peut encore aujourd'hui, à trois mille ans de distance, nous donner David. Lui qui, à ce moment-là n'est pas encore le grand roi qu'il deviendra à la mort de Saül, ni l'auteur magnifique des psaumes, ni la préfiguration du Messie annoncé par les prophètes. Ce n'est encore qu'un jeune homme mais qui ne se laisse pas abuser par ceux qui tordent les mots et prétendent que le mal serait le bien ou que le bien serait mal. Son ennemi est à sa merci et si il le tuait, tout le monde lui dirait qu'il aurait eu raison de le faire et tout le monde se serait soumis. Oui mais quel roi serait-il alors devenu ? Et pire encore quel homme aurait-il été ? Si son trône avait été inauguré par ce geste initial du meurtre de son roi ? Quel homme aurait-il été, si la haine, la colère, la rancoeur avaient guidé son geste ?
La leçon de David, valable pour tous les temps et aujourd'hui encore, c'est qu'il faut, non seulement aimer son prochain, son ami, son semblable, voilà qui est facile, c'est qu'il faut aussi aimer son ennemi, voilà qui est difficile ! Voilà qui ne veut pas dire qu'il faut renoncer à le combattre. David n'y renonce pas, bien au contraire, mais il refuse de se faire avoir. Il refuse de devenir aussi fou et aussi mauvais que celui qu'il combat. Il refuse de se laisser avilir par la haine, la colère ou la rancoeur. Il ne fait rien d'autre que d'appliquer la règle d'or que le Christ traduira à sa manière et que nous avons entendu dans l'évangile de Luc : « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pareillement pour eux » et qui est une variation dynamique de « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse ».
Reconnaître un semblable dans l'autre, non seulement dans ceux et celles que nous aimons mais aussi dans la personne de notre adversaire ou de notre ennemi. Voilà le fondement de l'éthique et de la morale, celle qui doit guider nos choix et nos convictions, voilà la règle qui a guidé David dans sa caverne, qu'elle nous guide aujourd'hui encore.
Roland Kauffmann
1 Georges Orwell, Réflexions sur la guerre d'Espagne, 1942, Essais Articles Lettres II, 41, p. 319
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