Matthieu 2, 1-12
Ésaïe 60, 1-6 ; Romains 14, 17-19
Guebwiller, Épiphanie, 1er dimanche de l'année, la Mission
Ils étaient donc trois, ces fameux rois que l'on appelle aussi mages et qui ornent aujourd'hui notre crèche. Venus d'Orient, ils apportent auprès de l'enfant nouveau-né des trésors : de l'or, de la myrrhe et de l'encens, autant de richesses qui peuvent nous interroger.
J'entendais récemment un mot d'enfant se demander « puisque les rois ont emmené de telles fortunes, comment se fait-il que Jésus ait été pauvre ? » Que pourrait-on répondre à tant d'évidence venue de la bouche d'un enfant ? On peut bien expliquer que ce sont des richesses symboliques et c'est ce que ne manque pas de faire la tradition de l'Église depuis des siècles. Ainsi l'or représenterait la royauté à laquelle est destiné cet enfant, l'encens sa nature divine et la myrrhe sa nature humaine et donc mortelle puisque la myrrhe était utilisée par les anciens égyptiens durant l’embaumement. Les trois cadeaux étaient une sorte de résumé fabuleux de la doctrine de la double nature humaine et divine du Christ tout en affirmant le règne de Dieu.
On a aussi vu dans ce dernier cadeau de la myrrhe, une sorte d'annonce du destin de l'enfant : dès sa naissance, ce qui devait servir à sa sépulture était déjà prêt, comme si sa mort était déjà annoncée. Comme une boucle entre le début et la fin de l'évangile. Et nous avons peut-être là un indice pour commencer à répondre à la question ingénue de l'enfant que nous sommes, je l'espère, restés.
Comment se termine en effet l'évangile de Matthieu ? Ce n'est ni par la mort ni par la résurrection. Souvenez-vous, Jésus apparaît à ses disciples et leur promet d'être « avec (eux) tous les jours, jusqu'à la fin du monde » (Mt 28, 18-20) et cette promesse est assortie d'un envoi plutôt que d'un ordre ou d'un commandement : il les envoie en mission ! Auprès de toutes les nations, pour leur enseigner ce qui le concerne et leur annoncer le salut qui s'est approché d'eux, pour leur annoncer rien de moins que l'avènement du règne de Dieu en Jésus-Christ.
La fidélité de Dieu à ses promesses
Vous savez que Matthieu parmi les évangélistes est celui qui veut absolument inscrire la vie de Jésus dans les annonces des prophètes, l'inscrire dans la continuité de la révélation de Dieu à son peuple, depuis la libération d'Égypte jusqu'à la fin du monde. L'évangile de Matthieu est l'évangile de la fidélité de Dieu à ses promesses, une fidélité éprouvée et qui ne peut disparaître parce qu'elle est fondée sur la nature même de Dieu qui ne peut mentir ni changer d'avis. Ce qu'il a dit doit et sera réalisé.
Ainsi puisque le prophète Ésaïe avait annoncé la venue de tous les rois de la terre auprès du Messie, du libérateur au temps de la fin, qui viendraient tous faire allégeance au Seigneur, il fallait bien que Matthieu raconte cette histoire pour faire comprendre à ses lecteurs que le temps de la fin est arrivé.
C'est aussi en raison de la correspondance entre Matthieu et le texte d'Ésaïe que nous avons lu que les « mages » de l'évangile sont devenus des « rois » dans la tradition. Des rois qui, par leur diversité, représentent l'ensemble du monde connu : ils viennent de l'orient mais sont l'image de toute l'humanité dans sa diversité de cultures, de civilisations et d'origines, c'est ainsi qu'on les représente souvent comme un européen, un asiatique et un africain puisqu'on ignorait l'existence des américains. Cette humanité était aussi signifiée par les âges de la vie, ainsi les mages devenus rois devenait-ils un jeune, un adulte, un vieillard, représentant eux-mêmes la fougue de la jeunesse, la maturité de l'adulte et la sagesse de l'ancien.
Une richesse d'interprétation très éloignée de celle de Luc par exemple qui aux rois mages préfère les bergers complètement absents du récit de Matthieu. Faut-il choisir entre Luc et Matthieu, entre les bergers et les mages ? Faut-il choisir avec Matthieu que la famille s'enfuit en Égypte pour éviter le massacre prévu par le roi Hérode ou faut-il considérer avec Luc que dès après sa naissance, l'enfant est présenté au temple conformément à la loi ? Matthieu inscrit Jésus en conformité avec les prophètes quant Luc insiste sur le respect de la Loi, Matthieu met en avant les puissants quand Luc préfère mettre en avant les humbles.
Nos coutumes ne choisissent pas, comme l'attestent nos crèches où contrairement aux textes mages et bergers sont présents. Et la coutume a raison parce que la vérité de l'Évangile ne se trouve pas dans l'un en opposition à l'autre mais dans l'intelligence de ce que chacun d'entre eux veut nous dire. Matthieu et Luc partagent en effet une même compréhension universaliste de l'Évangile du Christ. Ils considèrent l'un et l'autre que Jésus est venu pour toute l'humanité, ce sont les modes d'affirmation de cet universalisme qui divergent.
Annoncer l'Évangile au monde
Pour l'un et l'autre, le sujet c'est la mission : comment le royaume de Dieu doit-il être annoncé au monde, sous-entendu au monde non juif ?
Faut-il aller vers lui ou attendre qu'il vienne vers nous ? Faut-il aller sur les places et annoncer l'Évangile ? Ou faut-il rester dans nos Églises, en attendant que l'Esprit suscite l'intérêt du monde pour notre message ? Vous reconnaissez là l'un des dilemmes constants de nos Églises aujourd'hui encore. Entre ceux qui disent qu'il faut s'affirmer et exiger une reconnaissance dans l'espace public en cherchant aussi à convertir le plus grand nombre possible en utilisant tous les moyens nécessaires et disponibles et ceux qui pensent qu'il faut cultiver notre intériorité, rester dans nos communautés et les affermir, les édifier pour affronter les temps à venir qui, par définition, sont toujours difficiles.
Les uns et les autres cultivent l'affirmation de soi, de leurs convictions et de leur foi mais là aussi soit en attendant que les non-juifs, ou plutôt les non-chrétiens se convertissent, soit en se mettant à l'écoute et au service du monde. Devons-nous évangéliser ou servir ? Les uns courent le risque de l'intolérance quand les autres courent celui du compromis voire de la compromission.
Comme souvent cette année, c'est Albert Schweitzer qui peut nous montrer un chemin entre ces deux conceptions opposées de la Mission. D'abord il situe la Mission de l'Église dans le cadre global de la cohérence entre la foi et l'action. Il ne peut y avoir de foi qui ne se manifeste dans des fruits, dans des actes concrets, des prises de risques et des engagements. La Mission n'est donc pas une activité facultative de l'Église mais fait partie de son être même. Nous avons à annoncer le Royaume de Dieu oui mais comment ?
Schweitzer conçoit la Mission comme une obéissance, ou je dirais plutôt une conséquence de l'envoi par Jésus. Et ce qu'il voit autour de lui, c'est la dette immense contractée par les nations dites « chrétiennes » envers les peuples colonisés. C'est un homme de son temps et donc il est convaincu de la supériorité européenne par rapport aux autres peuple mais il s'interroge sur ce que les nations « chrétiennes » ont véritablement apporté aux peuples colonisés et il voit de l'exploitation, de la misère, de la déshumanisation et des massacres particulièrement en Afrique.
Ce qui l'amène à déclarer : « Une lourde dette pèse sur nous et notre civilisation. Nous n'avons pas la liberté d'aller ou de ne pas aller secourir les hommes du continent noir, nous le devons. Ce que nous accomplissons (…) pour eux n'est pas œuvre de charité, mais de réparation. (…) Pour chaque homme qui a fait souffrir, il en faut un qui parte et qui porte secours. » 1
Refuser la résignation et la lassitude
Le temps n'est plus à attendre que les peuples comme les rois mages viennent apporter de l'or, de l'encens ou de la myrrhe pour marquer leur soumission à l'Évangile. Le monde dans lequel nous vivons aujourd'hui est le résultat de deux millénaires de civilisation chrétienne ou qui prétend l'être. Il n'est plus temps de choisir entre Luc et Matthieu. Aujourd'hui, la Mission est comme au temps de Luc et de Matthieu, comme au temps de Schweitzer l'annonce du Royaume de Dieu et cela ne peut se faire qu'en se portant au secours de celles et ceux qui autour de nous souffrent : souffrent dans leur âme, dans leur corps ou dans leur esprit de désespérance ou de fatigue devant l'ordre, ou plutôt le désordre du monde. On ne peut croire en Dieu et rester les bras croisés devant les souffrances du monde.
Notre Mission de chrétiens dans le monde d'aujourd'hui, celui de 2025, est de lutter contre toutes les formes de découragement et de lassitude qui nous entraînent à baisser les bras devant l'adversité et la complexité du monde. Quand on est découragé et fatigué de soi-même et des autres, c'est alors que l'on se résigne à l'injustice, au mensonge et à la tristesse. Peu importe que l'on soit plutôt Matthieu ou plutôt Luc, la seule chose qui importe réellement, c'est l'annonce du Royaume et quel est-il ce Royaume que nous devons montrer à la face du monde ?
Plutôt que d'être fait d'or, d'encens et de myrrhe, il est fait selon l'apôtre Paul de « justice, de paix et de joie » (Romains 14, 7). Laissons l'or à ceux qui rêvent d'obéissance, l'encens à ceux qui veulent l'admiration et la myrrhe à ceux qui aiment le tragique et cultivons quant à nous dans cette nouvelle année, dans notre communauté et dans nos familles, partout où nous sommes envoyés, la justice, c'est-à-dire la culture du vrai ; la paix, c'est-à-dire la conscience de ce que nous devons les uns aux autres et la joie, c'est-à-dire la confiance en cette promesse du Christ d'être avec nous, aujourd'hui et demain : tous les jours jusque dans l'éternité, aussi longtemps que ce monde durera.
La joie qui est la nôtre, la paix et la vérité que nous manifestons les uns envers les autres, voilà l'image du Royaume de Dieu que nous attendons.
1 À l'orée de la forêt vierge, 1920, cité dans Ainsi parlait Albert Schweitzer, Arfuyen, 2018, n° 113 et 114, choix et traductions Jean-Paul Sorg.
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