Mein Kampf et langage chrétien
Quand les mots trompent
Waltraud Verlaguet, L'Harmattan, 2023, 130p., 15€
D'où vient que les mots tremblent à la seule évocation de ce livre terrible ? Elle est sans doute due à la désolation qu'il aura provoqué dans l'histoire. On mesure ainsi l'effort qu'il aura fallu à la théologienne Waltraud Verlaguet pour plonger à notre place dans la nouvelle édition française de ce pamphlet mal écrit, mal pensé et jusque là mal traduit. Historiciser le mal, sous la direction de Florent Brayard et Andreas Wirsching aux éditions Fayard est une édition scientifique de Mein Kampf dont l'intention est de mettre à la disposition des chercheurs les clefs de compréhension de la pensée hitlérienne pour mieux analyser ses effets dans la société et la culture allemande des années 1930 jusqu'à la catastrophe finale. Waltraud Verlaguet est ainsi la première, à notre connaissance, à se saisir de cet outil formidable pour nous livrer un travail d'érudition théologique tout à fait important.
En décortiquant pièce à pièce, citation par citation, les usages que fait Hitler de la pensée chrétienne, ou plus exactement ses petits détournements, ses légères inflexions, Waltraud Verlaguet montre avec finesse comment Hitler n'attaque pas frontalement le christianisme qui est pourtant un « ennemi à abattre ». Il sait très bien que la culture chrétienne est largement partagée par les allemands, protestants ou catholiques, et plutôt que de les heurter par une dénonciation de ce qu'il appelle par ailleurs une « ruse juive », il use de concepts, tels que « le bon grain et l'ivraie » pour distiller une interprétation, un peu à la manière du diable de la Genèse qui plutôt que de dire « Dieu n'a pas dit » insinue « Dieu a-t-il vraiment dit que… ? ». Le léger écart dans l'interprétation rassure le lecteur moyen comme un poison qui s'infiltre plus efficacement que la violence.
Cet usage rhétorique de l'imaginaire biblique est ce que met particulièrement bien en avant Waltraud Verlaguet. D'origine et de langue maternelle allemande, elle peut également saisir un univers sémantique dont les termes échappent aux interprètes purement francophones, ainsi de Rücksichtslosigkeit (p.70) que l'on peut traduire par « sans scrupules » mais qui désigne l'attitude hitlérienne de ne se laisser arrêter par aucune considération morale. Théologienne, Waltraud Verlaguet peut aussi pointer des usages qui échappent à l'analyste, ainsi du verbe « künden » utilisé par Hitler pour « annoncer » dont elle souligne la dimension apostolique et religieuse propre à la culture de l'Église allemande.
Une arme de combat
Elle montre ainsi à quel point le langage hitlérien est une arme de combat dont l'objectif est de substituer la religion de la force à la foi chrétienne tout en utilisant la force de la foi jusqu'à la détourner en un fanatisme politique. L'autrice souligne à quel point Hitler est au départ un catholique pratiquant qui va user de sa propre ignorance théologique pour faire fond sur celle de ses contemporains. Waltraud Verlaguet nous alerte ainsi sur la dangerosité de l'ignorance religieuse qui est au cœur, non seulement des fanatismes, mais aussi de la manipulation des masses. Elle décrypte avec intelligence comment Hitler, en s'attaquant aux mots, s'est attaqué à la représentation que les allemands pouvaient se faire d'eux-mêmes. Elle rejoint ainsi le constat que faisait déjà la philosophe Simone Weil constatant que la grande force d'Hitler avait été de transformer l'imagination collective, en usant et abusant d'un imaginaire chrétien déjà acquis et accepté par la population.
Elle rejoint ainsi la grande littérature d'analyse du langage du nazisme aux côtés de Victor Klemperer, Kressmann Taylor, Sébastian Haffner ou Johann Chapoutot. Voilà qui prend une pertinence particulière aujourd'hui que la « Langue du Kremlin » fait le même usage que la « Langue du troisième Reich ». Une vigilance extrême est ainsi de mise dans nos propres usages du langage religieux de manière à ne pas nous laisser manipuler et c'est à cela qu’œuvre Waltraud Verlaguet.
Roland Kauffmann
En savoir plus sur Waltraud Verlaguet: waltraud-verlaguet.net
Hitler n'a pas uniquement engagé une guerre contre les religions et essentiellement de manière totalement irrationnelle contre le judaïsme, mais il a érigé son mode de pensée comme une religion : La Religion de la guerre !
Le parallèle avec le langage et les manipulations des opinions suite à l'invasion de l'Ukraine est flagrant.