Guebwiller, Vendredi saint, 29 mars 2024
Lucas Cranach l'ancien, 1532, huile sur panneau de bois.
Le récit de la passion du Christ que font les évangiles est un véritable feuilleton. Et années après années durant la semaine sainte, nous en parcourons les principaux épisodes en alternant les versions. Cette année, c'est l'évangile de Matthieu qui est à l'honneur. Et tout au long de ce culte, nous avons entendu les différentes scènes de ce que l'on pourrait appeler le dernier épisode de la série, à savoir la crucifixion proprement dite.
C'est-à-dire tout ce qui arrive entre le moment où les soldats « l'emmenèrent pour le crucifier » au verset 31 et celui où « il rendit l'esprit » au verset 50. Vous avez entendu ces étapes dans la liturgie de notre culte aujourd'hui. Mais vous le savez, dans toutes les bonnes séries, ou les bons films, il y a plusieurs évènements qui se déroulent en même temps. On ne peut pas les montrer en même temps parce que sinon il faudrait couper l'écran en deux ou en trois.
Quand, dans un film ou une série, vous voyez le héros faire telle ou telle chose, et que parallèlement à cela, vous voyez tel autre personnage de son côté en faire une autre, vous pensez que ces deux choses ont lieu au même moment ou à la suite l'une de l'autre, alors qu'en réalité ces évènements peuvent être décalés dans le temps. Ce sont les exigences du scénario qui dilatent ou resserrent le temps ou l'espace de manière à nous donner, à nous qui sommes spectateurs l'impression d'une continuité. Il faut faire croire que l'histoire se déroule d'une manière fluide et linéaire. Amusez-vous à décortiquer ainsi le prochain film que vous verrez et vous vous rendrez compte de l'importance de la manière dont l'histoire est racontée parce que cela influe sur la manière dont nous la recevons et la découvrons.
Il en va de même pour les évangiles. Il y a un découpage scénaristique sur une trame en gros assez similaire entre les évangiles mais néanmoins avec des différences plus ou moins importantes. Les quatre évangiles racontent la même histoire. Elle va du dernier repas jusqu'à la résurrection en passant par la crucifixion mais ils ajoutent tel ou tel événement qui leur paraît important. C'est particulièrement flagrant dans l'évangile de Jean où ce dernier relate de nombreux discours de Jésus à ses disciples lors du dernier repas alors que les autres évangiles se contentent de dire que Jésus a partagé le pain et le vin.
Cela tient à la nature même des évangiles. Ce ne sont pas des livres d'histoire au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Ce sont des outils d'évangélisation : il s'agit de raconter la vie et l’œuvre de Jésus de Nazareth de manière à convaincre les lecteurs et les auditeurs de l'importance de son message pour le monde. Et chaque évangéliste de le faire à sa manière en fonction du public auquel il pense s'adresser. Sans savoir forcément quel serait le destin de leur ouvrage. Ils ne pouvaient évidemment pas imaginer que leurs textes parcourraient les siècles et seraient encore lu deux mille ans plus tard.
En effet, les évangélistes, comme tous les chrétiens de leur époque, étaient persuadés de vivre « le temps de la fin » (1 Cor. 10, 11). Le monde, notre monde va finir, le Christ va revenir de notre vivant, et tout ce qui nous entoure n'a plus aucune importance. C'est ce que Jésus leur avait dit ! Ils n'y croyaient pas trop, mais après sa mort et sa résurrection, ils en ont été absolument persuadés. Au courant du premier siècle de notre ère, les chrétiens vivent dans un monde éphémère où l'éternel s'est néanmoins déjà annoncé.
Et ce qui compte à ce moment-là, c'est de convaincre le plus grand nombre possible, le plus rapidement possible, car seuls ceux qui auront reconnu en Jésus le Messie annoncé, seront effectivement sauvés. Et pour cela, tous les moyens sont bons pour convaincre. Encore une fois sans penser que 2000 ans plus tard, ces moyens seraient au contraire des raisons de douter, que certaines séquences de l'histoire nous feraient douter de l'ensemble de l'histoire.
C'est particulièrement vrai avec cette résurrection des morts que nous raconte Matthieu. Certains d'entre nous y croient parce que c'est écrit dans l'évangile. D'autres parmi nous ce matin n'y croient pas parce que c'est proprement incroyable et se disent qu'on est plutôt dans un film de zombies et que le grand nombre de personnes qui ont vu ces corps ressuscités ont dû avoir la peur de leur vie. Et d'ailleurs qui sont ces « saints » qui ressuscitent ? Comme peut-il y avoir des saints alors même que Jésus vient à peine de mourir ? Alors faut-il forcer notre foi à y croire « parce que c'est écrit » ou faut-il douter de l'ensemble de l'histoire parce que franchement cette résurrection des morts, on ne peut pas y croire ?
D'autant que Matthieu est le seul à nous en parler. Luc et Marc parlent du soldat romain et des femmes qui étaient là, quand Jean nous raconte son extraordinaire dialogue avec Jésus sur la croix. La tentation est alors grande de se dire que Matthieu raconte n'importe quoi et qu'il faut faire comme s'il n'en avait pas parlé. Or il l'a fait et il avait forcément une intention, quelque chose à dire à ses lecteurs et donc à nous, lecteurs de l'Évangile à travers les siècles. Mais quoi donc ?
Revenons à notre séquence : nous sommes dans l'évangile de Matthieu exactement au moment où Jésus rend l'esprit. C'est à l'instant précis où il expire que le voile du temple se fend en deux, que la terre tremble et que les tombeaux s'ouvrent libérant les morts, ce qui provoque dans le récit de Matthieu, la confession du centurion : « il était vraiment le Fils de Dieu ». Chez Marc et Luc, il suffit à ce même centurion de voir comment Jésus était mort, avec quelle dignité et quel courage, pour lui rendre hommage et dire sa foi nouvelle.
Chez Matthieu, le centurion et tous ceux qui sont avec lui ont besoin de signes visibles et tangibles, de preuves que ce qui vient de se passer a une dimension qui nous dépasse. Il veut dire que tout l'ordre du monde est bouleversé par ce qui vient de se passer et que le monde ancien, le monde que l'on connaît, avec ses séparations, entre Dieu et les hommes, entre la vie et la mort, que tout cela est terminé dès l'instant où le Christ expire.
Car le voile du temple servait à marquer la séparation entre le sacré et le profane. Dans le temple de Jérusalem, Dieu était inaccessible et nul ne pouvait le voir, il fallait s'en tenir à distance. Que ce voile se fende et c'est Dieu qui devient présent dans le monde, qui devient connaissable, discernable et même visible en la personne du Christ. Dès l'instant où celui-ci meurt, les choses ne sont plus pareilles et toute sa vie et son message prennent une dimension cosmique et changent le destin du monde. Et ceux qui ressuscitent ne sont pas des morts ordinaires mais des « saints » c'est-à-dire ces maîtres en religion qui depuis des siècles enseignent au peuple comme aimer Dieu et son prochain d'un même souffle. Ce que Matthieu veut dire, c'est que Jésus réalise un nouvel ordre du monde, celui qui est enfin conforme à la volonté du Dieu créateur. Ce que les saints ont toujours dit, ont toujours annoncé, à savoir la venue du Messie rédempteur, voilà ce qui vient de se produire.
Voilà le sens de ce bouleversement cosmique et de cette résurrection des saints du peuple d'Israël, faire comprendre que celui qui vient de mourir est le Messie attendu depuis que Dieu a libéré son peuple. Raison pour laquelle Dieu lui-même intervient, déchire le rideau, fait trembler la terre et relève ceux qui étaient morts.
Et c'est certainement ce qu'ont parfaitement compris les lecteurs de l'évangile au temps de sa rédaction. Parce que Matthieu s'adresse à des juifs, à des gens qui sont pétris de culture juive et qui maîtrisent parfaitement les codes de leur religion. Matthieu veut les convaincre qu'en croyant au Christ, il ne renoncent pas à leur foi mais au contraire, ils l'accomplissent, la réalisent et lui donnent sa dimension à la fois concrète dans la vie quotidienne mais aussi cosmique.
Et pour nous aujourd'hui, qu'en est-il ? Nous n'avons jamais eu de rideau séparant un espace sacré et un espace profane. Nous n'avons pas eu de saints et notre terre ne tremble pas. En sommes-nous si sûrs ? Lorsque nous considérons que les choses de la foi ne nous concernent pas et que l'on peut leur réserver un petit espace et un petit temps en-dehors de nos vies quotidiennes, que c'est une affaire qui ne doit pas nous faire trembler, sous-entendu ne doivent pas transformer nos vies qui sont très bien comme elles sont, ne tirons-nous pas une sorte de rideau qui sépare les choses du ciel de celles de la terre ? N'avons-nous pas besoin, aujourd'hui encore plus qu'avant, que reviennent les grands penseurs de la foi et de la vie qu'étaient les réformateurs, ces « saints protestants » qu'il nous appartient de faire revivre à chaque génération.
Ne sommes-nous pas à l'échelle du monde, chacun d'entre-nous, comme un petit morceau de l'univers, bouleversé par ce qui vient de se passer ? Un innocent, le seul sans doute de l'histoire de l'humanité, celui qui promettait le repos et la consolation pour les pauvres et les affligés, celui dont le message peut être résumé par notre verset « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés » vient de donner sa vie pour moi. Voilà ce qui bouleverse Matthieu et tous les autres disciples de ce temps, le centurion comme les femmes présentes. Voilà qui devrait nous bouleverser : un homme est mort pour que je vive !
Et que je ne vive pas n'importe quelle vie, mais une vie où l'éternel est présent dans mon éphémère. Dans la petitesse de mon temps et de mon espace, c'est celui qui est encore plus infini que l'infini, si cela est possible, qui vient vivre en moi, en nous. Par le Christ qui meurt, c'est le Dieu créateur, celui qui est au-delà de toute compréhension, au-delà du monde et de tout ce qui existe, qui naît en nous. Et ceux qui ressuscitent, n'en déplaise à ceux qui ont peu de foi, ce ne sont pas les morts mais bien les vivants qui découvrent avec le Christ ce qu'est l'amour de Dieu. Un amour qui n'est pas seulement pour nous mais pour le monde dans son entier mais dont, parce que nous en avons l'image en Jésus-Christ, nous sommes, ou en tout cas, nous, les chrétiens, devrions être plus conscients et plus responsables que les autres.
Notre résurrection déjà réalisée
C'est notre résurrection qui se produit. Elle se réalise, dès l'instant où le voile de notre temple intérieur se fend, où nos illusions tremblent et où renaît en nous la voix de la Parole de Dieu. Ce que Matthieu veut nous dire et c'est sa grande originalité, sa grande force par rapport aux autres, c'est qu'à l'instant précis où Jésus « rendit l'esprit », cet esprit, son esprit s'est répandu à travers le monde. De même que Dieu a insufflé son esprit dans l'humanité originelle, donnant vie à la forme humaine qu'il avait façonné, de même l'esprit de Jésus donne la vie. Et le premier qui reçoit cette vie, c'est le centurion qui a compris ce qui vient de se passer et est « saisi d'un grand saisissement », d'une grande peur que l'on peut comprendre comme une grande admiration. Et ce n'est pas anodin que ce soit justement lui, le premier à confesser que Jésus est le Fils de Dieu. C'est déjà affirmer que l'esprit du Christ est pour tous les hommes, y compris pour ceux qui, a priori, aux yeux des lecteurs de Matthieu ne devraient pas y avoir droit, à savoir ces Romains si détestés. Le premier chrétien, ce n'est ni Pierre, ni Jacques, ni Jean ni aucun autre mais celui qui confesse le premier qu'il est « vraiment » le Fils de Dieu, c'est le centurion.
A fortiori, si même les Romains croient que Jésus est le Fils de Dieu, nous qui sommes les héritiers de la loi et des saints qui viennent de ressusciter devons nous y croire également. Voilà ce que dit Matthieu à ses lecteurs d'origine juive. À nous aussi, protestants d'aujourd'hui d'en vivre de tout notre cœur.
Roland Kauffmann
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