Guebwiller le 9 février 2025
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Être pleinement présents dans nos prières et dans nos cènes
Lors de nos séances de catéchisme nous nous racontons des histoires. En général, les enfants aiment qu'on leur raconte des histoires, les adultes que nous sommes aussi et nous avons découvert qu'il y a plusieurs sortes d'histoire.
Il y a celles qu'on se raconte, les fantaisies et les imaginations et il y a celle où l'on se raconte. Où on raconte quelque chose qui nous est arrivé et en faisant cela c'est surtout le souvenir qu'on en a gardé qui est important, l'effet que l'événement a produit sur notre vie et quel impact il a pu avoir. Et nous avons peut-être découvert que ce qui compte, ce n'est pas tellement la réalité de ce qui s'est passé mais l'effet que cela a produit. Il y a dans nos histoires toujours un message, quelque chose qu'il faut garder à l'esprit, un enseignement.
Et pendant des millénaires, les hommes et les femmes ont appris à comprendre le monde par les histoires qui leur étaient racontées. Aujourd'hui, à l'école, on enseigne des faits, des chiffres et des règles, de grammaire ou de calcul. On expose des faits même en histoire ou en biologie sans plus forcément se préoccuper de la signification. Peut-être parce qu'on ne veut justement plus en donner.
Mais au temps des premiers chrétiens, il n'en allait pas ainsi. Au contraire, dans les premières assemblées de ce qui allait devenir l'Église, on se racontait ce que Jésus avait fait, avait dit et on se demandait ce que cela pouvait bien signifier pour l'homme moderne, c'est-à-dire les gens comme nous. Il faut toujours avoir à l'esprit que les premiers chrétiens ne disposent pas des évangiles. Ils dépendent entièrement du récit, parfois divergent et contradictoire, des apôtres venus de Jérusalem, qui racontent chacun à leur manière.
De même, les premiers chrétiens sont des juifs. D'abord ceux de Palestine, puis autour d'eux, dans l'actuelle Syrie, puis dans les villes autour de la méditerranée. Ensuite, ce sont des « Grecs » c'est-à-dire des gens qui sont de culture gréco-latine et ne connaissent rien de l'histoire d'Israël. Les uns et les autres ont besoin qu'on leur raconte l'histoire de la révélation de Dieu au peuple d'Israël des origines à nos jours. Ils sont comme vous, ils sont au catéchisme, ils doivent apprendre une histoire fondatrice qui doit donner une signification à leur vie d'aujourd'hui.
Une lecture spirituelle
C'est ce que fait ici l'apôtre Paul, il raconte aux habitants de la grande ville de Corinthe, le long chemin qui allait d'Égypte jusqu'à la terre promise avec toutes les étapes des quarante ans dans le désert. Il raconte et en même temps il explique ce que cela signifie. Et nous avons là un résumé de questions théologiques. En effet, il répond à une Église qui se pose des questions. Et l'une des questions en jeu, c'est la manière de célébrer le repas du Seigneur : faut-il le faire de telle ou telle manière ou plutôt de telle autre ?
Vous aurez reconnu là une des questions que nous avons soulevé ici dans notre paroisse de Guebwiller, concernant notre pratique de la cène. Devons-nous conserver une coupe commune et nous abstenir de boire ou voulons-nous boire et donc adopter des petits verres, étant entendu qu'il est exclu de revenir à la pratique de boire tous dans la même coupe ? La question est importante puisqu’elle déterminera aussi votre pratique en tant que catéchumènes qui serez admis à la cène lors de votre confirmation ou bénédiction. C'est l'occasion pour nous de réfléchir ensemble à la signification de la cène et ce texte de Paul nous y aide. Le mot « cène » signifie « repas » et les Églises anciennes l'ont toujours compris ainsi comme un souvenir symbolique du dernier repas que Jésus a partagé avec ses disciples avant d'être arrêté et exécuté. Paul, un peu plus loin dans la lettre aux Corinthiens va justement rappeler ce repas en disant ce que nous appelons aujourd'hui les paroles d'institution. C'est au chapitre 11 mais avant cela, il raconte ! Il remonte bien plus haut que le repas de Jésus. Il rappelle l'épisode où dans le désert, le peuple a été nourri par un pain extraordinaire, la Manne, et abreuvé par une eau vivante. Le récit de l'Exode raconte effectivement comment, alors que le peuple était assoiffé et manquait de tout, Dieu lui-même par Moïse a fait jaillir une source d'un rocher.
Avec le temps, la légende a voulu que ce rocher ait accompagné le peuple durant les quarante ans et c'est à cette légende que Paul fait directement allusion mais en lui donnant tout de suite une signification spirituelle. Il ne se pose pas la question de savoir si un rocher peut suivre ou non le peuple dans son errance – rien d'impossible à Dieu. Il dit tout de suite que ce qui compte n'est pas là mais que le rocher n'est jamais autre chose qu'une image de Jésus, une anticipation, une promesse.
Se faisant, il demande à ses lecteurs de ne pas s'attacher au rocher ni à la manière de célébrer le repas. Ce qui compte, ce n'est pas la forme ni la matérialité mais l'esprit dans lequel on le célèbre. Paul, en disant cela est un fin diplomate et pédagogue. Il avertit simplement du danger qu'il y aurait à se tromper d'esprit. En effet, il rappelle que malgré le pain et l'eau, malgré le pain de vie et l'eau de la vie que Dieu leur a donné dans le désert, les anciens israélites se sont néanmoins livrés à la pratique de l'idolâtrie, au désordre et à la rébellion contre Dieu. Pour Paul, cette histoire a valeur d'exemple.
L'obéissance de la foi
Certains ont cru que tout était acquis. Que le fait que Dieu donne du pain et de l'eau était une garantie, une sorte de formule magique qui les dispenserait de l'obéissance. Que finalement puisque c'est Dieu qui les avait fait sortir d'Égypte, il fallait bien qu'il assume les conséquences de ses actes et qu'il nourrisse le peuple. Ceux-là sont rentrés dans une logique où c'est Dieu, le libérateur, qui doit quelque chose à ceux qu'il a libérés. Où ce ne sont plus ceux qui ont été libérés de l'esclavage qui doivent désormais vivre à la hauteur de la liberté qu'ils ont reçu, remercier leur libérateur en ayant désormais une vie qui lui rende hommage. Mais non ! Ils lui en veulent et lui reprochent son action à leur égard.
Pour Paul, ce n'est pas la manne ni le rocher qui comptent, ce qui compte c'est de vivre dans l'esprit de Jésus. Il ne servait à rien pour les anciens israélites de manger la manne donnée par Dieu ni de boire l'eau du rocher si on ne vit pas dans l'attente du pays promis. De même, il ne sert à rien aux Corinthiens à qui il écrit de manger ni de boire, de participer au repas du Seigneur si ils continuent à vivre comme si de rien n'était, sans renoncer à l'esprit du monde pour vivre dans l'attente du royaume promis par Dieu.
Il y a ainsi une manière superstitieuse de prendre la cène, comme de prier d'ailleurs. Et les deux choses vont ensemble. Nous pouvons prendre le pain et prendre le vin lors de nos saintes cènes comme si de rien n'était, sous entendu comme si nous ne devions pas à chaque fois regarder notre vie à la lumière de l'Évangile et à la lumière de ce que nous attendons. Autrement dit, venir à la table, prendre le pain et le vin et croire que nous n'ayons plus rien à faire, qu'ils seraient une garantie de notre salut, une sorte d'assurance-vie pour l'au-delà, voilà une manière superstitieuse, une manière idolâtre de communier.
Peu importe le pain, qu'il soit de mie ou que ce soit une baguette, peu importe le vin, que ce soit du jus de raisin, qu'il soit blanc ou rouge, dans une coupe ou dans un petit verre. Tout cela n'a d'importance qu'à la condition expresse que nous soyons pleinement présents et conscients de ce que nous faisons et du Royaume que nous annonçons au moment où nous participons au repas du Seigneur.
Et cela doit changer nos vies, notre manière de considérer le monde et les choses, nos relations avec les autres, nous conduire sur la voie de l'obéissance et de l'engagement. Parce que Dieu a libéré son peuple d'Égypte, celui-ci ne peut plus vivre comme s'il était esclave ; parce que Jésus nous a libéré du péché et de la mort, nous ne pouvons plus vivre comme si nous étions morts, sans conscience, sans efforts, sans volonté de construire et de vivre dans le Royaume de Dieu.
Manifester l'invisible
Regardons pour conclure, ce qui se passe sur ce chemin où se trouvent deux disciples après la mort de Jésus. Ils sont tristes et rentrent chez eux tout à leur déception. Et dans ce personnage un peu étrange qu'ils rencontrent, il ne voient qu'un voyageur comme eux. Ce n'est qu'au moment où il partage le pain avec eux que leurs yeux s'ouvrent et qu'ils le reconnaissent.
C'est cela qui se passe quand nous sommes réunis autour de la table : nous rendons visible quelque chose d'invisible. Non pas un monde des anges, un monde surnaturel et étranger mais cette idée du Royaume, cet idéal des béatitudes, cette foi et cette espérance qui sont les nôtres et qui dirigent nos vies. C'est ce que nous manifestons par le geste du partage. En prenant le pain et le vin, nous attestons que dans toutes les circonstances de la vie, nous voulons vivre dans la reconnaissance envers celui qui nous délivre de toutes les puissances de mort et de ténèbres qui prétendent diriger nos vies. Qui nous libère de nous-mêmes et de nos prétentions comme de nos angoisses. Le mystère qui se déroule autour de la table, c'est le même que celui qui se déroule dans notre prière : lorsque le Dieu créateur de l'univers, plus grand que les cieux et la terre, nous rejoint et nous rencontre et que nous, si fragiles et éphémères, si insignifiants, si peu de chose, comprenons que nous avons de l'importance à ses yeux.
Cette union entre l'immensité du monde, des êtres, des choses et des hommes et notre propre personnalité, c'est cela que Schweitzer considérait comme relation mystique au monde et à nous-mêmes. C'est cela qui est en jeu dans notre participation à la cène.
Roland Kauffmann
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