Guebwiller 5 février 2023 - Roland Kauffmann
Celles et ceux d'entre vous qui reçoivent le Ralliement ont vu que j'insiste particulièrement sur la 5e béatitude en souhaitant qu'elle soit notre inspiration à tous en ce mois de février. Je vous disais en substance que cette 5e béatitude m'est particulièrement chère en ce qu'elle exprime à la fois le plus grand réalisme sur notre nature humaine et, en même temps, dans cet effet de complémentarité typique des concepts bibliques, le cœur même de l'éthique et de la foi chrétienne.
En effet, l'éthique et la foi sont indissolublement liés. Il ne peut y avoir de foi qui ne se concrétise dans une éthique comme il ne peut y avoir d'éthique qui ne se fonde sur une certaine conception de la foi. La foi et l'éthique sont également indissociables d'une conception de l'humain. Selon que l'on considère que l'homme est bon par nature ou qu'à l'inverse on considère qu'il est mauvais, alors forcément l'éthique et la foi en seront considérablement transformés.
Lors de notre visite avec les catéchumènes hier à la médiathèque de Strasbourg, nous avons eu le privilège de visiter le fonds ancien de la bibliothèque du Stift. Et parmi tous les livres que nous avons eu la chance de découvrir, notre attention a été particulièrement attirée par deux petits livres dont l'influence a été considérable dans l'histoire. Tout d'abord «Éloge de la folie », publié en 1509 par Érasme de Rotterdam et « Du Serf arbitre » de Luther publiée en décembre 1525.
C'est une controverse universitaire qui exprime la grande différence entre ces deux mouvements de réforme spirituelle et intellectuelle que sont d'une part l'humanisme et d'autre part le protestantisme naissant. Les relations entre les deux courants sont complexes. D'un côté, un grand nombre de Réformateurs sont d'abord et avant tout des humanistes. C'est le cas des grands réformateurs en Alsace que sont Bucer, Œcolampade, Prugner et tant d'autres. L'humanisme est un mouvement de fond qui réclame un retour aux textes originels. C'est d'ailleurs le grand principe en ce début de XVIe siècle que de permettre l'accès aux textes fondateurs au plus grand nombre.
La Réforme protestante n'invente rien lorsqu'elle réclame des prédications en langue vulgaire, c'est-à-dire en langue du peuple. Elle s'inscrit dans ce grand mouvement intellectuel de l'Humanisme qui vise à faire évoluer l'institution de l'Église. C'est d'ailleurs grâce à Érasme et sa publication de la première édition du texte grec du Nouveau Testament paru en 1516 qui permettra à Luther lui-même de mieux comprendre et préparer ses cours et de devenir ce qu'il est, le fondateur du protestantisme moderne. C'est sur la base des travaux d'Érasme que Luther va creuser les épîtres de Paul, notamment celle aux Romains où il découvrira les notions de salut par la foi et par la grâce de Dieu.
On peut ainsi aller jusqu'à dire que sans l'Humanisme, et sans Érasme en particulier, il n'y aurait peut-être, ou certainement pas eu de protestantisme du tout. Mais alors d'où vient la querelle ? D'où vient la divergence qui fera que ces deux mouvements, quasiment cousins en viennent à diverger au cours des siècles ? Comme souvent, les raisons sont multiples et parmi elles, le fait que les humanistes, bien que très critiques envers la religion traditionnelle s'en remettent finalement à l'autorité de l'Église, est essentiel.
Libre arbitre ou serf arbitre ? Maître ou esclave ?
En effet, les humanistes, par leurs travaux et leurs recherches, contredisent souvent les doctrines traditionnelles mais finalement s'en remettent à ce qui fait consensus autour d'eux. Mais la grande divergence, c'est l'affirmation par Érasme du « Libre arbitre » quand Luther rétorque par le « Serf arbitre ». Autrement dit l'un, Érasme, affirme que l'homme est en capacité de faire des œuvres bonnes, que sa volonté est première et que tout un chacun nous sommes capables de vouloir faire le bien. Cette vision optimiste de la nature humaine est refusée par Luther qui voit au contraire en l'homme, un être dont la nature est fondamentalement mauvaise.
Luther se fonde pour cela sur le texte de l'épître de Paul aux Éphésiens où Paul explique que « nous étions par nature des enfants de colère comme les autres » (Éph. 2, 3). L'anthropologie protestante est pessimiste, « nous sommes mauvais et incapables de faire le bien » ; quand l'anthropologie humaniste est optimiste, « nous sommes mauvais mais nous pouvons redevenir bons, comme Dieu l'a voulu, si nous le voulons ».
Et Érasme de conforter ainsi la position de l'Église traditionnelle pour qui le salut s'obtient par les œuvres alors que Luther affirme le salut par la grâce seule et refuse, par principe, toute possibilité de rédemption de l'humanité par ses œuvres. Salut par les œuvres, salut par la grâce, voilà les deux termes de la controverse entre Érasme et Luther, entre les humanistes et les protestants et voilà pourquoi les protestants du XVIe siècle, quelles que soient leurs divergences par ailleurs, se sont toujours rejoints sur cette formule « La grâce seule ».
Cette formule est avant tout un marqueur théologique, une manière de se distinguer à la fois des penseurs humanistes mais aussi des prêtres et théologiens de l'Église traditionnelle. Bien sûr, à l'époque, les positions ne sont pas tranchées ni exclusives, les humanistes reconnaissent l'importance de la grâce quand les protestants concèdent qu'il ne peut y avoir de foi sans des œuvres qui les manifestent. Mais c'est une question d'ordre !
Pour les uns, les humanistes, les œuvres sont nécessaires et utiles pour obtenir la grâce divine quand pour les autres, les protestants, la grâce est première, entièrement de l'initiative de Dieu, entièrement manifestée et réalisée en Jésus-Christ et nous ne pouvons plus rien y ajouter, ni par notre volonté, ni par nos actes.
Évidemment que l'enjeu de l'époque, c'est aussi l'accumulation d’œuvres pieuses, pénitences, pèlerinages, donations, constructions d'églises ou autres indulgences. C'est cela que Luther refuse absolument. Lui-même, comme tous les hommes de son temps, était terrifié par l'idée de la damnation éternelle. La mort est pour lui la grande anxiété et son salut le grand sujet de sa vie. C'est pour obtenir le salut qu'il rentre dans les ordres, dans l'ordre Augustinien, l'un des plus rigoureux de son époque. Et c'est là que vont se succéder les exercices spirituels, les mortifications, les souffrances et les contritions destinées à obtenir le salut.
La foi ou les œuvres ?
Échec sur toute la ligne ! Le moine qu'est Luther ne parvient pas à la sérénité de l'âme et à la certitude de son salut. Les supérieurs de son ordre ne cessent de lui affirmer que bien sûr qu'il sera sauvé, puisqu'il fait tant et tant d’œuvres pieuses, travaille avec tant d'acharnement et de volonté à son salut. Mais Luther ne parvient pas à la confiance jusqu'à sa découverte de la parole de Paul, celle qui sera une véritable illumination « Le juste vit de la foi » (Ro 1, 17). C'est de ces mots qu'il tire la conviction nouvelle pour lui de la primauté de la grâce, puisque la foi elle-même n'est pas une œuvre, mais elle est donnée par Dieu.
Les œuvres ne peuvent alors plus être que secondes pour ne pas dire secondaires. Elles ne peuvent qu'être le résultat de la grâce. Les œuvres, toutes les œuvres, qu'elles soient pieuses ou concrètes, ne peuvent plus être des moyens ni des fins mais uniquement des conséquences de l’œuvre de Dieu en nous, le résultat de ce Dieu agissant dans notre vie, modelant notre personnalité et inspirant nos actions. C'est cette antériorité de l'action de Dieu en nous qui est déterminante pour Luther et avec lui pour tous les Réformateurs. Il y aura bien sûr des nuances entre eux, notamment avec ceux que l'on appelle à l'époque les « radicaux » et qui ont donné aujourd'hui ce que l'on appelle les « évangéliques ». Ces « radicaux » considéraient que la grâce est certes première mais qu'elle doit faire l'objet d'une libre adhésion pour devenir effective.
Je parlais tout à l'heure, en introduction à cette prédication, de la 5e béatitude et je disais à quelle point elle est centrale dans notre foi et notre théologie, si la foi et la théologie veulent se fonder sur l'Écriture. En effet, nous disions lors de notre méditation du premier principe protestant « l'écriture seule » que nous ne devons pas nous fonder sur nos opinions mais que l'Écriture était comme le terreau dans lequel l'arbre que nous sommes puise sa nourriture et les nutriments qui lui sont nécessaires pour vivre.
Mais l'arbre pour grandir, pour produire de bons fruits, se doter d'un tronc solide, n'a pas seulement besoin de terre, il a besoin de lumière. Un arbre grandit, donne du fruit, par l'effet de la chaleur produite par la lumière. On peut ainsi dire que la lumière est la cause de l'arbre. C'est parce qu'il y a lumière qu'il y a arbre et donc vie. Or quelle est la cause de notre foi et de notre vie de croyants ?
Elle nous est donnée dans ce même texte fondamental de Paul aux Éphésiens « Dieu est riche en miséricorde et à cause du grand amour dont il nous a aimé, nous qui étions morts par nos fautes, il nous a rendu à la vie par le Christ – c'est par grâce que vous êtes sauvés » (Éph. 2,4)
Vous souvenez-vous de la 5e béatitude ? Les catéchumènes la connaissent par cœur comme les Béatitudes d'ailleurs : « Heureux les miséricordieux, il obtiendront miséricorde ». Nos pères savaient que la miséricorde et la grâce sont la même chose puisqu'ils ont traduit le terme hébreu hesed qui veut dire « grâce » par le terme grec elyon qui veut dire « pardon, miséricorde ». Mais le hesed hébraïque est riche de signification, vous l'avez entendu dans les mots du prophète Osée : « et toi, tu reviendras à ton Dieu, garde la loyauté et le droit » (Osée 12,7). La loyauté, c'est-à-dire la fidélité, la piété, mais aussi la justice, voilà la compréhension juive de la grâce, du hesed. Mais vous l'avez aussi entendu « La loi a été donnée par Moïse, la grâce et la vérité sont venues par Jésus-Christ » (Jean 1, 17).
Nous ne pouvons être fidèles, ne pouvons devenir de bons arbres, portant de bons fruits pour nous-mêmes et pour nos contemporains que par le Christ. La grâce de Dieu est motivée par une seule cause, une seule raison et cette raison n'est pas en nous-mêmes, elle n'est pas motivée ni déclenchée par notre adhésion ou notre approbation. De même que l'arbre n'y peut rien s'il bénéficie de la lumière, il ne peut faire qu'il y ait de la lumière ou qu'il n'y en ait pas, de même nous n'y sommes pour rien dans l'obtention de la grâce. C'est uniquement « à cause du grand amour dont Dieu nous a aimés ».
L'amour de Dieu pour nous, et pour toute l'humanité, voilà la grande nouvelle de l'évangile, loin d'un Dieu capricieux ou de colère, de destruction ou de sacrifices, loin d'un Dieu qui voudrait la souffrance et la haine des hommes entre eux. La grande nouveauté de l'évangile, redécouverte par Luther à la suite d'Augustin c'est qu'il n'y a aucune autre raison aux choses et à la vie que l'incommensurable amour de Dieu pour sa création.
Et lorsque nous disons « Que la grâce soit avec vous tous » comme le dit souvent l'apôtre Paul en conclusion de ses lettres, nous ne réclamons pas un privilège qui ferait de nous des êtres d'exception, nous demandons simplement de vivre en pleine lumière et que la grâce de Dieu soit cette illumination de nos existences, celle qui nous fait vivre et grandir dans cette même miséricorde qui est notre règle de vie.
Roland Kauffmann
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