Le récit des pèlerins d'Émmaüs est celui d'une rencontre extraordinaire. En ce jour-là, ces deux disciples de Jésus sont dans un état que l'on peut imaginer être d'une extrême déception. Ils ont sans doute accompagné Jésus durant les mois ou les années qui ont précédé sa mort. Et comme beaucoup d'autres, ils se sont enfuis au moment de son arrestation, comprenant que tout était perdu.
En effet, leur maître, celui qui leur avait fait miroiter le Royaume de Dieu et la vie nouvelle n'est plus là et ils désespèrent. Et comme bien d'autres, ils se dépêchent de rentrer chez eux, retrouver leur famille dans ce village éloigné de Jérusalem d'une douzaine de kilomètres, espérant se faire oublier des autorités et craignant peut-être d'être arrêtés à leur tour. Ils ont rêvé d'un monde nouveau et se résignent à ce que tout redevienne comme avant. On ne sait rien d'eux, si ce n'est que l'un d'entre eux s'appelle Cléopas. On ne les a jamais vu ni entendu jusque là et l'on n'entendra plus parler d'eux par la suite.
Pourtant, il leur est arrivé quelque chose d'incroyable et ils ont une renommée bien au-delà de leurs mérites, tout simplement par ce qu'ils ont raconté. En effet, alors qu'ils étaient accablés de tristesse, ils rencontrent sur leur chemin un voyageur inconnu à qui ils racontent ce qui est arrivé et qui explique leur désespoir. Ils lui racontent que le jeune prophète de Nazareth est mort, emportant avec lui les espoirs de tout un peuple.
Certes, le matin même, quelques femmes sont revenues du tombeau et ont raconté qu'elles l'ont trouvé vide et que des anges leur avaient dit que Jésus était ressuscité. Mais à l'époque, on accorde peu de crédit aux femmes, on sait bien qu'elles sont promptes à croire n'importe quoi. Ces deux-là nous montrent bien que personne n'a cru à la résurrection sur le moment. Les femmes n'ont rien vu et les apôtres ont vraiment cru à une « niaiserie ». C'est le terme employé par l'évangile. Et même Simon Pierre qui est allé voir si ce qu'elles avaient dit était vrai n'a rien vu d'autre qu'un tombeau vide, et des bandelettes abandonnées. Et bien loin de croire à la résurrection, Pierre est tout simplement rentré chez lui comme nous l'aurions peut-être fait à sa place.
C'est ce que font nos deux disciples, ceux que l'on pourrait presque qualifier d'ex-disciples tant ils sont déçus et semblent en fait n'avoir rien compris à ce que Jésus leur avait expliqué. C'est en tout cas, ce que leur reproche le voyageur. Voyant leur situation, il les reprend sévèrement et leur explique à nouveau tout ce qui dans les Écritures du peuple juif concernait le Messie, ce qui devait lui arriver et ce qu'il leur avait dit. Mais, il y a quelque chose d'étrange dans cette rencontre : le voyageur ne leur dit pas qui il est. Il aurait en effet été facile à Jésus de se faire reconnaître au premier abord, il aurait pu leur dire « c'est moi, je vous l'avais bien dit que je ressusciterai et voilà que c'est arrivé effectivement ».
D'une auberge à l'autre
Le voyageur n'en fait rien ! Comme s'il voulait que les disciples comprennent par eux-mêmes. Ces derniers sont bien intrigués par cet étranger qui a l'air d'en savoir tellement sur le Christ et qui en parle avec tant de conviction. Raison pour laquelle ils le convainquent de rester avec eux à l'auberge du village où ils sont finalement arrivés. Et ce que les discours, les explications et les raisonnements ne seront pas parvenus à faire, un simple geste y parviendra. C'est au moment où le voyageur prend du pain sur la table et le partage avec eux, et sans doute avec les autres convives de l'auberge que leur cœur s'ouvre et qu'ils comprennent à qui ils ont affaire.
Souvenez-vous, le Christ est né dans une auberge surpeuplée, à tel point qu'il a fallu se résoudre à rester dans l'étable. Et voilà à la fin de l'évangile une autre auberge où il se révèle pour ce qu'il est. J'aime à penser que l'évangile ne nous raconte pas tout, que Jésus ne s'est pas contenté de partager un morceau de pain avec deux disciples froussards mais qu'il a rassasié tous ceux qui étaient là avant de s'éclipser discrètement profitant de l'enthousiasme général.
C'est ce que raconte à sa manière l'apôtre Paul quand il relate à ses fidèles de l'Église de Corinthe sa propre rencontre avec Jésus. Il leur dit que Jésus s'est révélé à Pierre, (Céphas ou Simon) puis aux apôtres restés à Jérusalem, ensuite à une foule de disciples, puis à Jacques et enfin à lui le dernier des derniers. Avez-vous remarqué que Paul dans sa liste d'apparitions ne cite pas nos disciples d'Émmaüs ? Comme s'il les avait oublié ou comme si personne ne lui en avait parlé. À moins que justement les deux n'aient été noyés dans la masse de ceux qui ont vu Jésus ce jour-là dans l'auberge.
Ce qui est frappant dans l'histoire des pèlerins d'Émmaüs et qui répond à la rencontre de Paul avec le Christ, c'est que le Christ se manifeste à notre esprit et notre cœur. Ce ne sont pas les yeux qui le voient, de même que ce ne sont pas les yeux de Paul qui ont vu le Christ, ils le voient dans le partage, autrement dit dans le symbole qui fait mémoire de lui. C'est dans ce geste que nous reproduisons à notre tour en Église, le geste de la communion et de la bénédiction qu'ils discernent le Christ.
C'est nous qui changeons au contact du Christ
Et c'est tout l'enjeu de la cène que nous partageons aujourd'hui encore. Le pain que nous allons rompre tout à l'heure et la coupe que nous allons nous donner les uns aux autres ne sont jamais rien d'autre qu'un morceau de pain et une coupe de vin. Il n'y a rien de magique dans le repas du Seigneur, nul viatique, nul remède miracle, ni potion magique. Mais la reconnaissance par chacun d'entre nous de la personne du Christ comme étant notre seigneur. Longtemps les Églises se sont combattues pour savoir si le pain et le vin étaient vraiment le corps et le sang du Christ, c'est ce que nous disons. Certains ont cru que le pain et le vin se changeaient miraculeusement, mystérieusement en vrai chair et en vrai sang et de même que les hommes des cavernes pensaient s'approprier la force des animaux en mangeant leur chair, de même que certains croient prendre la force du taureau en mangeant sa viande, certains ont crû manger le Christ en mangeant le pain, boire son sang et donc prendre sa vie en buvant le vin.
Ni le pain ni le vin ne se changent, de la même manière que le voyageur dans l'auberge n'a pas changé, c'est le cœur et le regard des pèlerins qui a changé. C'est la grande histoire d'Émmaüs, c'est nous qui changeons à l'écoute de la parole, c'est nous qui affirmons en prenant le pain et le vin notre volonté de vivre dans l'espérance que le Christ fait naître pour nous. C'est le chemin de la foi, qui n'est pas une adhésion mais une compréhension, la découverte d'une signification qui nous dépasse et nous transforme. Ce ne sont ni le pain ni le vin qui changent de nature mais c'est nous qui changeons de regard sur le monde et sur nos frères et sœurs comme le voyageur qui n'a pas changé mais les disciples qui ont changé.
Et plus rien n'est pareil lorsque l'on découvre que le Christ est vivant : qu'il vit parmi nous, dans l'Église qui est son corps. Chacun d'entre nous, dès lors qu'il discerne par la foi la miséricorde et la grâce de Dieu participe à sa vie et à son Royaume.
Si Paul raconte sa rencontre avec le Christ, si les disciples d'Émmaüs l'ont raconté, c'est bien le signe que l'Église est autre chose qu'une association. La différence majeure, c'est qu'une association, c'est un collectif de gens qui ont un intérêt partagé, qui adhèrent à un projet et une vision commune et qui finalement se ressemblent tous un peu. Quand on fait partie d'un collectif, c'est qu'on adhère à un programme, on se fédère autour d'une idée particulière d'un bien commun. Mais le récit de la rencontre d'Émmaüs nous dit justement que l'Église, c'est tout autre chose. Là où un collectif naît sur une adhésion, la rencontre crée bien autre chose, la rencontre crée une communauté. Et une communauté telle que l'Église, c'est la rencontre entre des gens qui n'ont à priori rien de commun, ne se réunissent pas en fonction de leurs intérêts mais se sont rencontrés ou plutôt ont été rencontrés par le Christ et l'ont rencontré.
Chacun d'entre nous a sa propre histoire avec le Christ, chacun a son propre chemin d'Émmaüs et si nous sommes ici, c'est parce que nous avons, à un moment donné de notre vie, reconnu sa présence dans notre vie. Que nous avons vu le pain rompu et que nos yeux se sont ouverts, que comme les pèlerins d'Émmaüs notre cœur brûlait au dedans de nous au moment où les Écritures se sont ouvertes et sont devenues Parole de Dieu pour nous, pour moi.
C'est cela que nous avons de commun et qui dépasse toutes nos différences et toutes nos contradictions. L'Église est cette communauté de gens qui ne se ressemblent pas et n'ont en commun que de partager une rencontre avec quelque chose qui les dépasse. Nous avons en commun de voir dans le pain et le vin partagés la miséricorde de Dieu, la grâce qui nous est faite et le Royaume pour lequel nous voulons œuvrer. Prenons donc la route d'Émmaüs en ce dimanche de Pâques et reconnaissons que le Christ est vivant là où nous vivons en son nom.
Roland Kauffmann, Pâques 2023,
9 avril
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