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Photo du rédacteurThierry Holweck

Les dix lépreux

Les dix lépreux


À partir du sermon d'Albert Schweitzer du dimanche Cantate, 21 mai 1905, en l’église Saint-Nicolas de Strasbourg, « De la gratitude », traduction inédite © Jean-Paul Sorg.



Médecin durant une épidémie de peste à Rome au XVIIe siècle (gravure de Paul Fürst, 1656)


Lors de nos études bibliques, Bible en mains, nous allons suivre Albert Schweitzer à diverses époques de sa vie et sur la base de ses prédications, nous pourrons essayer de comprendre en quoi la lecture de la Bible et sa méditation constante ont construit, non seulement la foi et la piété mais aussi les convictions du médecin de Lambaréné.


C'est tout au long de cette année qui s'annonce, le cent cinquantième anniversaire de sa naissance, que nous suivrons ces diverses étapes et comme l'étude biblique est chaque troisième jeudis du mois, vous pouvez vous attendre à ce que chaque troisième dimanche du mois, nous ayons une prédication sur ce même texte schweitzerien. C'est nourri de la discussion en étude biblique que je préparerai ces prédications. Avec cependant une précaution d'usage.


Les prédications de Schweitzer sont envoyées aux participants à l'étude biblique qui ont le temps d'y réfléchir et de méditer eux-mêmes en amont le texte biblique et l'interprétation qu'en propose Albert Schweitzer. Au cours de l'étude biblique, nous avons aussi la possibilité d'approfondir des éléments de contexte alors que le format d'une prédication dominicale nous contraint à être plus général. Nous avons aussi la chance de compter dans notre paroisse, l'un des deux spécialistes français de l’œuvre et de la pensée d'Albert Schweitzer, et en plus traducteur de nombres de ses prédications en la personne de Jean-Paul Sorg. Les prédications originales, traduites par ses soins, seront donc disponibles sur notre site internet comme celles que je vous propose dimanche après dimanche.


Après ces précautions, venons en donc à ce texte de l'évangile de Luc qui nous raconte la rencontre entre ces malades et Jésus. Fidèle à son habitude, Luc nous raconte un événement particulier de la vie de Jésus, un événement qui a marqué les esprits car vous savez que Luc compile des témoignages, des récits qui sont restés dans la mémoire collective et se sont transmis sur plusieurs décennies. Il faut déjà remarquer qu'il est le seul à raconter cet épisode des dix lépreux dont un seul, un samaritain est revenu auprès de Jésus pour rendre grâces à Dieu. C'est donc que cette guérison a particulièrement marqué ses contemporains et que Luc l'a trouvé significative, suffisamment en tout cas pour qu'à la différence des autres évangélistes il la retienne dans son évangile.


Une chose que nous avons constaté lors de l'étude biblique, c'est la temporalité. Luc nous raconte d'un geste un événement qui en réalité a pris un certain temps. À lire le texte on pourrait penser que tout se passe en une seule journée. Les lépreux crient leur détresse à Jésus qui les guérit puis ils vont chez le sacrificateur, constatent qu'ils sont guéris et l'un d'entre eux revient auprès de Jésus alors que les autres disparaissent dans la nature. Or à relire les prescriptions de la loi que nous avons entendu dans le Lévitique, les choses ne sont pas aussi simples que cela. Pour prévenir le risque de contagion, il fallait deux périodes de sept jours d'isolement avant de pouvoir constater la guérison. Il fallait donc un certain temps pour que les lépreux rejoignent le lieu où se trouve le sacrificateur, puis au moins quinze jours pour faire constater leur guérison et enfin le temps de revenir auprès de Jésus pour le Samaritain.


Il y a donc un grand laps de temps et surtout nous avons remarqué que ce n'est pas Jésus qui effectue la guérison. On a d'ailleurs même l'impression qu'il se désintéresse de ces malades et qu'à leurs cris, ils répond par « allez chez le sacrificateur » d'une manière qui pourrait être d'aller voir ailleurs s'il y est. Une manière un peu cavalière je vous l'accorde de considérer Jésus qui vient du fait que dans les autres récits de guérisons, de miracles, il y a toujours une parole, un geste, en tout cas une action de Jésus qui déclenche la guérison. Tout se passe en réalité comme si ce n'était pas la guérison des lépreux et la manière dont elle se passe qui seraient le sujet de l'événement mais bien plutôt la réaction du lépreux guéri et d'ailleurs pas seulement la sienne mais aussi celle de Jésus.


La réaction de Jésus est surprenante. Il n'a pas finalement pas l'air surpris de la guérison, comme s'il l'avait anticipée, comme s'il savait que l'esprit de Dieu allait agir auprès de ces malades au cours de leur chemin vers le sacrificateur. C'est en tout cas ce que Luc veut nous montrer, cette sorte de prémonition. Ce qui surprend Jésus, c'est qu'il n'y en ait qu'un seul qui revienne auprès de lui pour remercier Dieu et lui rendre gloire. « Où sont les autres ? » se demande-t-il et de conclure par cette phrase « lève-toi, va ; ta foi t'a sauvé ».


Et c'est cette phrase qui interpelle. C'est d'ailleurs l'intention de Luc, il tient à mettre en avant non pas la puissance de guérison de Jésus mais le rôle de la foi, non pas seulement dans la guérison elle-même mais dans le processus du salut. Une première lecture rapide du texte de Luc voudrait dire que le Samaritain a été guéri parce qu'il a cru, la foi est ce qui l'a sauvé, sous entendu c'est ce qui l'a guéri, la guérison étant entendue comme une image du salut. Et nous pouvons donc l'entendre « puisque tu as cru en moi, tu as été guéri » or et c'est ce que souligne Schweitzer, il semble plutôt que Jésus dise qu'il n'y est pour rien, lui Jésus, dans cette guérison.


Au lieu de dire au lépreux guéri « toi, suis-moi » comme il le fait à de très nombreuses reprises, lors de guérisons, il dit au lépreux « va ! ». Et c'est cela qui interpelle Schweitzer. Plutôt que de s'arrêter sur les neuf autres, ce qu'on pourrait appeler les « ingrats », Schweitzer insiste sur cet appel, cet ordre, cette injonction « Va ! », « va rejoindre les autres, va vivre maintenant cette vie dont la maladie t'a privé depuis tant d'années ». C'est cela qui est important, que le guéri ne vive plus dans la réclusion, ne vive plus à la manière d'un lépreux mais qu'il aille. Et Schweitzer d'insister sur cette prudence de Jésus qui ne veut pas être remercié mais que grâces soient rendues uniquement à Dieu qui est le seul qui ait agi dans cette affaire alors que les malades étaient sur le chemin.


Au cri des lépreux « aie pitié de nous », sous-entendu « prends-nous en charge » répond cet envoi de Jésus. Il n'invite pas le lépreux guéri à le suivre. Et cela a été, très justement, remarqué lors de notre rencontre Bible en mains, on peut entendre dans cette parole du Christ précisément ce que cela signifie que de suivre réellement le Christ. Suivre le Christ, ce n'est pas « rester là » mais c'est « se lever et aller là où il nous envoie » ! Évidemment que la vocation missionnaire de Schweitzer - il est à ce moment-là en pleine réflexion sur la meilleure manière de servir - est en filigrane dans sa lecture du texte de Luc.


Il n'insiste pas sur la foi qui sauve, c'est pour lui une évidence et il s'adresse à des fidèles. Il ne cherche pas à convertir ni à convaincre des gens qui douteraient de cette conviction fondamentale. C'était la préoccupation de Luc. Luc au moment de rédiger son évangile est dans l'obligation d'insister sur la foi, la nécessité de croire pour être guéri, pour être sauvé. Luc est dans un environnement pour le moins difficile et il faut défendre le message du Christ, il faut convaincre et rallier le plus grand nombre possible pour construire l'Église d'où l'insistance sur la foi.


Pour Schweitzer, les choses sont différentes, il parle à des croyants ou à tout le moins le suppose-t-il et il tient à encourager, soutenir par l'exemple évangélique le fidèle qu'il a en face de lui. N'est-ce pas là, la tâche prioritaire du prédicateur ? Que de donner au chrétien les ressources pour lui permettre de vivre de manière cohérente avec l'Évangile, de comprendre son époque et de motiver son action comme une manière de rendre « gloire à Dieu » en toutes choses ? Du temps de Jésus comme de notre temps ? Je le crois fermement.


Et nous l'avons remarqué, Schweitzer dans sa lecture de ce texte ne s'arrête pas sur la supposée ingratitude des neuf autres. Au contraire, il les imagine eux-aussi en train de rendre grâce à Dieu pour leur guérison, en étant retournés vers leurs familles, vers leur vie réelle, celle dont ils ont justement été privés. Le guéri qui revient est alors emblématique de tout le groupe. Dire qu'il a été guéri grâce à sa foi, c'est dire que les autres aussi, les neuf autres, ont aussi cru puisqu'ils ont été guéris. Mais celui qui revient est aussi celui qui est envoyé. Nul besoin par ailleurs de lui dire ce qu'il aura à faire si ce n'est de continuer à rendre grâces pour la vie nouvelle qu'il a reçu.


Quant à nous aujourd'hui, auditeurs de ce récit, où Schweitzer nous place-t-il ? Aussi étonnant que cela puisse paraître au premier abord, il ne nous place pas parmi les neuf qui ne sont pas revenus. Au contraire, il n'est pas question pour lui de culpabiliser en aucune manière ses auditeurs. Il nous place à la fois dans la posture de Jésus lui-même et dans celle du Samaritain.


Il nous donne Jésus en exemple dans le sens de l'absolue liberté que celui-ci donne au Samaritain et il nous encourage à être dans cette même attitude de reconnaissance qu'a Jésus. Car oui, c'est la reconnaissance de Jésus qui me paraît importante dans ce texte. Il constate que les autres ne sont pas revenus et que c'est normal puisqu'il n'est pour rien dans leur guérison. Il exprime toute sa reconnaissance à celui qui revient vers lui. Et Schweitzer de décrire Jésus en train d'imaginer la joie et le bonheur des neuf autres et de leurs familles et de s'en réjouir avec eux. Ainsi Schweitzer de nous encourager à persévérer à faire le bien autour de nous, même si nous ne voyons pas les fruits de ce que nous essayons de faire, même si les autres nous semblent être ingrats ou indifférents ; à nous qui essayons de vivre selon sa Parole, d'élargir l'espace de notre cœur pour, comme Jésus, imaginer le bonheur de ceux que nous aurons servi, indépendamment de leur reconnaissance. Comme un enfant, qui aura reçu tout au long de sa scolarité l'attention de son maître et ne s'en rendra compte que bien des années après. La maîtresse d'école doit imaginer cette reconnaissance à venir.


Mais nous ne sommes pas seulement à la place de Jésus, nous sommes aussi comme ce lépreux guéri. De même que ce lépreux aura suivi un long chemin depuis le cri initial jusqu'à son action de grâce aux pieds de Jésus, nous aussi, nous dit Schweitzer et je le cite « Notre vie est un long chemin par lequel nous retournons à lui, en délaissant ce qui nous est cher autour de nous ; nous lui apportons notre reconnaissance dans la mesure où nous ne sommes pas las de faire le bien, jusqu’à ce que finalement nous arrivions à lui, purifiés, libérés des choses terrestres ordinaires, pour nous prosterner et le glorifier. Alors, il nous relèvera et nous dira ce qu’il avait dit au lépreux qui était revenu sur ses pas : « ta foi t’a sauvé ».


Ainsi est la vie du chrétien que nous sommes : chaque jour, faire retour à celui qui nous relève, lui exprimer notre reconnaissance pour la tâche qu'il nous donne au service des autres et ainsi nous libérer des contingences pour être au plus proche de l'essentiel.


Roland Kauffmann


Lire la prédication de Albert Schweitzer





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