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Roland Kauffmann

Le Notre Père comme un lien communautaire

Dernière mise à jour : 6 juin 2023

Soultz, 3 juin 2023 – Le Notre Père 2

Roland Kauffmann


Continuons aujourd'hui l'exploration du Notre Père telle que nous l'avons entamée le mois dernier lors du premier culte dans ce temple de Soultz. Nous le ferons avec cette autre version de la même prière mais que l'on oublie souvent, celle qui se trouve dans l'évangile de Luc. Vous l'aurez remarqué, elle est plus courte que celle de l'évangile de Matthieu. Elle ne compte que cinq demandes contre six dans la version matthéenne. C'est un peu comme si elle allait à l'essentiel, au cœur du sujet pourrait-on dire et nous permettait de nous concentrer aujourd'hui sur ce qui compte vraiment dans l'intention du Christ au moment où il donne cette prière à ses disciples.

D'abord qui d'entre-nous savait qu'il y avait deux versions du Notre Père dans le Nouveau Testament ? Et qui plus est deux versions différentes, certes proches mais quand même différentes ? On pourrait penser que concernant un texte dont nous avons vu l'importance dans la piété et la théologie, dans la pratique individuelle et collective de l'Église à travers les siècles, la parole authentique de Jésus ait été parfaitement collectée et conservée puis transmise jusqu'à nous.

Et bien non ! Même la prière la plus intime et la plus publique, celle qui doit marquer la différence des chrétiens avec les autres fois et qui doit aussi permettre aux chrétiens de se reconnaître entre eux, même celle-ci a connu des interprétations. Certains, dans l'histoire ont justement utilisé ces écarts, et notamment celui concernant le Notre Père, pour décrédibiliser la foi chrétienne et particulièrement protestante. Puisqu'il y a différence, il ne pourrait donc y avoir inspiration et donc il ne peut y avoir parole de Dieu, laquelle ne saurait évidemment varier. On ne peut donc se fier au texte biblique et il faut s'en remettre à la parole d'autorité de l'Église qui est seule à même de nous dire ce qu'il faut croire et comment il faut comprendre les choses et nous enseigner comment prier.

Plus qu'une faiblesse du texte biblique et particulièrement du Nouveau Testament, le fait qu'il y ait deux versions de la même parole attribuée au Christ est une richesse et correspond bien à l'habitude qu'avaient les peuples antiques pour dire les choses. C'est particulièrement le cas pour les Hébreux qui ont deux textes différents pour raconter la création du monde et de l'homme, deux textes pour dire les 10 commandements et même répètent plusieurs fois l'intégralité de la Loi dans deux épisodes distinct, dans les livres de l'Exode et du Lévitique d'une part et dans le livre du Deutéronome d'autre part. De même l'histoire du peuple est-elle racontée deux fois, dans les livres des Rois et dans ceux des Chroniques. Qu'il y ait donc deux versions du Notre Père correspond à l'usage du temps. Ce qui est plus étonnant, c'est que la prière ne soit pas reprise ailleurs ni par Marc ni par Jean ni surtout par les autres apôtres, notamment Paul qui n'en fait aucun commentaire et ne s'appuie pas sur elle alors même, et nous l'avons vu la fois dernière, que le Notre Père dans la version de Matthieu trouve un équilibre presque parfait entre ce qui est de Dieu et ce qui concerne l'humanité, ce qui est la grande préoccupation de Paul.

Un ciment pour une communauté

Un indice nous est donné pour comprendre ce silence de Paul et de Jean. Matthieu a placé le Notre Père dans la grande compilation des paroles de Jésus, le grand discours programmatique que nous connaissons comme étant le « sermon sur la montagne » où Jésus s'adresse à tous ceux qui le suivent, de près ou de loin. À l'inverse, chez Luc, c'est au détour d'une conversation, presque par hasard que la prière est partagée et transmise. Regardez ce que nous dit le texte « Jésus priait un jour en un certain lieu ». Sans doute était-il seul à ce moment-là, ses disciples n'osant le déranger dans ce moment d'intimité avec Dieu. Un moment qu'ils devaient sans doute craindre en se demandant comment Jésus en sortirait. Luc nous raconte que Jésus n'a en effet pas cessé d'envoyer ses disciples en mission par monts et par vaux, leur confiant la tâche d'annoncer le Royaume de Dieu. Et dans ces périples, les disciples de Jésus croisent évidemment ceux de Jean le Baptiste. Ces derniers annoncent la repentance et prêchent le baptême pour écarter la colère de Dieu alors que les disciples de Jésus ne baptisent pas et sont envoyés comme des « agneaux au milieu des loups pour ramener des ouvriers pour la moisson » (Luc 10, 2-3). Et ils se comparent, les disciples de Jésus, aux disciples de Jean-Baptiste. Ces derniers vont en troupes nombreuses quant eux doivent aller deux par deux, ils ont un chef tonitruant qui appelle la foudre du ciel quand eux ont un maître qui parle d'être livré entre les mains des hommes (Luc 9, 44) et surtout, les disciples de Jean-Baptiste ont une prière qui les unit et les démarque des autres.

Imaginons ainsi un des disciples de Jésus l'interpellant en lui disant « donne-nous aussi une marque de fabrique, quelque chose qui nous permette de nous reconnaître entre nous et nous sépare des autres, dis-nous comment il faut prier ». Car la prière en ce temps-là est un marqueur social et religieux. Chaque peuple a son dieu, son culte, sa pratique, ses rites et ses manières d'entretenir une relation avec le divin. Et à l'intérieur de chaque peuple, et notamment au sein du peuple juif, il y a des écoles différentes, qui mettent l'accent soit sur la loi, soit sur les prophètes, soit sur les rites ou les sacrifices. Et ils en sont là, les disciples de Jésus. Ils se pensent avant tout comme une école au sein de la religion de Moïse et ils ont besoin d'une définition et d'une séparation.

Et c'est la double fonction du Notre Père que de permettre à ceux qui le prient de se reconnaître et en même temps de se distinguer de ceux qui ne le prient pas. Quand nous prions le Notre Père, nous reconnaissons l'autre qui le prie avec nous comme un frère ou une sœur dans la foi, indépendamment de ce qu'il croit ou pas. Le simple fait qu'il dise la même prière nous oblige à le considérer, au moins avec le bénéfice du doute, comme partageant la même relation avec un Dieu qui est avant tout « Notre Père ». Et qu'il soit « aux cieux » ou pas, n'a à ce moment-là que peu d'importance. Et a contrario, rester silencieux au moment de la prière est une affirmation discrète mais résolue de son quant à soi, le signe que l'on n'adhère pas à la foi commune qui s'exprime dans la prière commune.

J'insistais le mois dernier sur l'équilibre trouvé par le Notre Père entre ce qui est intime et ce qui est public, entre l'individuel et le collectif, entre l'humain et le divin. Aujourd'hui, c'est cette dimension de lien, de ciment d'une communauté, d'abord celle des disciples jusqu'à la nôtre aujourd'hui, qui est au cœur du texte de Luc.

Une prière qui unit et qui sépare, rassemble et distingue, c'est la définition de la sainteté ou pour le dire dans les termes de Jean Calvin mais aussi du Notre Père, de la sanctification. En effet, immédiatement après s'être défini comme ceux qui se reconnaissent comme enfants d'un Dieu qu'ils appellent « Père », les fidèles se placent sous l'autorité d'un nom mis à part, mis au-dessus de tout.

Nous n'avons plus aujourd'hui conscience de l'importance du « nom » dans la mentalité des peuples antiques. Le nom, c'est l'essence même de la personne qui est toute entière contenue dans son nom parce que le nom contient toute son histoire depuis ses origines et le nom dont nous parle le Notre Père, c'est évidemment le nom de Dieu tel qu'on n'ose le prononcer quand on est élevé dans la foi de Moïse, ce terme imprononçable parce qu'on ne saurait le dire exactement. Si les Hébreux ne disent pas le nom de leur Dieu et si ce nom n'est pas dit dans le Notre Père, c'est que le prononcer serait l'inscrire dans un temps et dans un lieu précis alors même que rien, même pas quelque chose d'aussi fragile et fugace qu'un mot et a fortiori aucun temple ni aucun raisonnement, ne saurait enfermer Notre Père ni dans le temps ni dans l'espace.


Les peuples nomment leurs dieux : Zeus, Jupiter, Mardouk, Isis, Ishtar, Attis ou que sais-je, les noms de dieux sont sans fin, et ils invoquent leurs dieux dans leurs prières pour ne pas se tromper. Ils prient « le Zeus qui est à Dodone » pour le distinguer de l’Apollon de Delphes ou du Baal des Syriens. À l'inverse de tous les autres, les chrétiens priant le Notre Père ne disent pas le nom de leur Dieu et, suivant Luc, ne disent même pas où il se trouve. Il est simplement invoqué dans sa fonction première, celle d'être notre père, celui dont procèdent toutes les grâces et les dons reçus.

Et ces dons sont de trois sortes et que l'on peut comprendre à chaque fois de deux manières, la manière matérielle ou la manière spirituelle.

Entre matière et esprit, le Notre Père

La première chose que nous recevons, c'est donc le pain quotidien. Ensuite vient le pardon et troisièmement la protection. Matériellement on peut comprendre ces trois demandes qui correspondent à nos trois besoins fondamentaux que sont la subsistance, l'acceptation de soi et des autres et la sécurité face aux aléas de la vie. Autrement dit, c'est tout ce qui concerne la conservation de soi, nous avons besoin de pain pour vivre, nous avons besoin d'une vie sociale apaisée (d'où la réciprocité pardonne-nous/nous pardonnons) et enfin nous avons besoin d'être protégés. C'est la lecture matérielle que l'on peut faire du Notre Père.

Mais la lecture spirituelle nous renvoie à ce dont nous avons vraiment besoin. Souvenez-vous, au désert, dans ce dialogue incroyable entre le Diable et Jésus que nous raconte également Luc, il est bien question de pain et Jésus de répondre, « l'homme ne vivra pas que de pain » « Mais de toute parole » de Dieu rajoute Matthieu. Il est bien question de domination sur tous les royaumes du monde mais Jésus de répondre « À Dieu seul la gloire ». Il est bien question de protection de Dieu mais Jésus de répondre qu'il ne « faut pas tenter le Seigneur ton Dieu ». Les trois demandes du Notre Père peuvent être lues spirituellement comme des miroirs des trois tentations. Ce qui nous permet de comprendre « ne nous laisses pas entrer en tentation » comme voulant dire, en écho également au troisième commandement, qu'il ne s'agit pas seulement de notre protection contre les tentations mais bien plutôt de « ne pas invoquer son nom en vain ».


Ainsi la troisième demande, celle du pain signifie à la fois notre besoin de subsistance mais souligne aussi que ce besoin passe par le fait d'avoir un sens à sa vie, une parole qui nous guide, nous soutienne, nous oriente. Nous avons besoin de pain et nous avons besoin de sens. De même la quatrième demande, celle du pardon, signifie à la fois notre besoin d'être rassurés de nos angoisses mais souligne aussi que ce besoin passe par la réconciliation et la constitution d'un projet collectif. Nous avons besoin d'être acceptés tels que nous sommes et nous avons d'un projet commun. Enfin, la cinquième demande, celle de ne pas entrer en tentation signifie notre besoin de sécurité mais souligne aussi la nécessité de ne pas attendre de Dieu qu'il fasse à notre place ce que nous devrions faire si nous voulons vraiment vivre en cohérence avec sa parole.

Pour finir, j'aimerais revenir un instant sur la seconde demande du Notre Père chez Luc parce qu'elle me paraît caractéristique du projet et de l'intention de Jésus, celle qui le démarque et définit son message : c'est la demande « que ton règne vienne »! Nul besoin pour Luc d'ajouter « Que ta volonté soit faite ». Pour lui, le règne et la volonté sont la même chose et l'un ne peut advenir sans l'autre. Il importe que nous voulions vraiment ce que signifie cette demande. Or pouvons-nous vouloir la venue du règne de Dieu comme une catastrophe cataclysmique détruisant des milliards de vies innocentes ? Quand nous annonçons le Royaume de Dieu jusqu'à ce qu'il vienne, voulons-nous dire que nous attendons la fin du monde avec joie parce que nous serons parmi les élus ? Évidemment non !

Nous demandons et espérons que la bonté, la vérité, la justice et la liberté soient la règle de vie de l'humanité qui se détourne de sa volonté de domination et de destruction du monde. C'est cela l'utopie du Royaume de Dieu qui est toujours à venir et qui commence toujours dans la vie de ceux qui prient le Notre Père.

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