Guebwiller 19 février 2023 - Roland Kauffmann
Quel contraste ! Ceux d'entre-vous qui auront été à la célébration œcuménique que nous avons vécu avec nos amis de la communauté de paroisse Saint-André Bauer auront peut-être à nouveau tremblé en entendant quasiment les mêmes mots violents que nous avons entendu lors de cette célébration. Mais cette fois, ce n'est plus le prophète Ésaïe mais le prophète Amos qui tient ces propos scandaleux : « Je hais et je méprise vos fêtes, je ne puis sentir vos cérémonies ». C'est le même rejet, la même condamnation des cérémonies religieuses qui ouvrira le livre de son jeune successeur, Ésaïe.
Amos est le plus ancien des prophètes dont nous ayons encore la trace écrite et un livre qui porte son nom. C'est un prophète terrible, comme le sont souvent les prophètes. Il annonce la destruction, la déportation et la mort, au moment précis où le peuple de Jérusalem est en train de revenir vers l'alliance de Dieu. Qu'ont-ils donc ces prophètes ? Eux qui ne sont jamais satisfaits ? Alors même que les rois de Jérusalem proclament à nouveau la loi et que le peuple brûle ses idoles en se prosternant et en multipliant les sacrifices à son Dieu, voilà que Amos, et après lui, Osée, Abdias, Ésaïe, Nahum et tous les autres vont se lever et littéralement vomir sur ces grandes manifestations de liesse populaire. Autant sinon plus qu'ils ne le font du culte des idoles.
Ce culte des idoles, ils s'en moquent, ils le raillent, en disant « regardez-les donc vos idoles de bois, faites de main d'homme, elle ne souffrent ni ne bougent, elles ne réagissent pas quand on les frappe, parce qu'elles ne sont rien. Tandis que notre Dieu, lui vous allez voir ce que vous allez voir, vous allez voir de quel bois il se chauffe, justement du bois dont on fait les idoles ». La foi des prophètes d'Israël est avant tout un refus de toute forme d’idolâtrie. C'est de cette veine que vient aussi dans notre christianisme contemporain le refus de toutes les idoles du monde moderne, quelque soit le nom qu'on leur donne, argent, pouvoir, influence, importance. Le refus de l’idolâtrie et de tout ce qui pourrait y ressembler, toute forme de superstition et de surnaturel, est un fondement de notre foi chrétienne, enraciné dans les profondeurs des paroles des prophètes.
Mais alors, pourquoi cette violence contre le peuple qui revient à Dieu ? Sans doute parce que les prophètes ont encore plus en horreur l'hypocrisie. Au moins l'idolâtre est souvent honnête avec son dieu, il dit qu'il veut s'en servir plutôt que le servir, il fait de son dieu un instrument pour son succès tandis que ces foules qui se rassemblent pour multiplier les sacrifices et les offrandes prétendent servir l'Éternel, le Dieu d'Israël, d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
Mais ils se trompent, ceux qui croient qu'il suffit de faire semblant d'être pieux et nous le savons bien, nous qui lisons les prophètes et trempons notre foi dans le feu de leurs paroles. Écoutez le contraste, entre ces foules à Jérusalem, qui annoncent le bruit de toutes les foules, qui annoncent cette foule que l'on retrouvera quelque siècle plus tard accueillant en grande pompe et avec beaucoup de liesse, le jeune prophète Jésus de Nazareth. La foule l'accueillera aux Rameaux avant de le livrer et de réclamer sa vie quelques jours plus tard. C'est ce contraste qu'il voit, Amos, le prophète des temps anciens. Il voit la foule, il entend les cantiques et les luths mais il veut « que le droit coule comme de l'eau et la justice comme un torrent intarissable ».
Autrement dit le prophète ne veut pas les signes extérieurs de la piété mais un changement profond, une piété intérieure qui se manifeste concrètement par une vie droite et la recherche permanente de la justice en toutes choses, dans toutes nos relations, avec les personnes, les choses et les institutions. Que coulent le droit et la justice comme des sources dans nos vies, voilà ce que veut et nous dit Amos, voilà ce que veut et nous dit à son tour Paul dans cette merveilleuse hymne à l'amour de l'épître aux Corinthiens. Quel contraste pourtant entre cette violence d'Amos et cette affirmation de l'amour chez Paul. L'un parle de justice et de droit quand l'autre parle d'espérance, de foi et d'amour. Paul parle à notre cœur quand Amos parle à notre tête.
Pourtant c'est en réalité la même chose, la même intention. Quel contraste, quelle violence en réalité entre ces prétentions à être quelque chose, à faire le bien autour de soi, à être prêt même à être brûlé pour donner sa vie et tous ses biens aux pauvres, entre toutes ces attitudes admirables en elles-mêmes mais qui ne sont que du vent si elles ne sont pas inspirées et soutenues, fondées et justifiées par un amour sincère et véritable, gratuit et désintéressé. Quel contraste entre cet airain qui résonne et ces timbales qui retentissent. Ils font le même tintamarre que les luths dont se moquait Amos.
Paul connaît les prophètes et il joue des mêmes oppositions. Il nous emmène vers les langues des anges, vers tous les mystères, il exalte notre âme pour, exactement à la manière d'Amos, nous ramener sur terre et dire que tout cela ne sert à rien !
La nouvelle dimension du droit et de la justice
Au droit et à la justice d'Amos, il donne cependant une nouvelle dimension, celle de l'amour. L'amour ne s'oppose ni à la justice ni au droit, au contraire il en est l'incarnation. Paul, va de manière extrêmement intelligente et sensible, dérouler le programme de l'amour dans cette belle litanie « l'amour est… » jusqu'à culminer « l'amour pardonne tout, il espère tout, il croit tout, il supporte tout ». Cette fois, il nous emmène mais non plus pour nous prendre à revers. Il continue et va plus loin encore comme s'il avait atteint un nouveau palier « l'amour ne succombe jamais ».
Après avoir fait de l'amour, le modèle de l'éthique et de la justice, il en fait maintenant aussi le modèle de la connaissance ! Il écarte tous les autres moyens de connaissance, les langues, les prophéties, la science pour n'en garder que la plus parfaite. Il va de soi que la connaissance dont il parle ici, c'est la connaissance de Dieu, la connaissance de l'Être, dans la vérité de son essence et de son existence. C'est le résumé de toute sa théologie, de tout son ministère, de résumer la voie du salut et de la connaissance par l'amour qui dirige nos vies.
Encore une fois, d'une manière très douce, tout en jouant sur les contrastes, il nous prend par la main et nous emmène dans le secret de son âme, « quand j'étais un enfant, je… aujourd'hui je… », le contraste que Paul utilise pour nous dire comment nous devons envisager le monde aujourd'hui est extraordinaire. Il part de ce qui est commun à tous, nous étions tous des enfants et il va vers ce qui nous arrive à tous, nous ne le sommes plus. Nous devenons tous des adultes que nous le voulions ou non, c'est un fait qui arrive mais il dépend de nous entièrement que nous nous comportions comme tels.
Et il en va de même de l'amour car l'amour dont Paul nous parle, c'est d'abord et avant tout l'amour de Dieu pour nous avant d'être celui que nous pourrions avoir pour lui et pour les autres. L'air de rien, sans y toucher, Paul nous a dit que nous ne pouvons rien faire, rien connaître, rien savoir sans l'amour de Dieu. Et encore une fois, il faut y insister, rien de ce que nous faisons n'a de sens si cela n'est pas porté, supporter, nourrit, inspiré par l'amour que Dieu a pour le monde et pour nous. Ce n'est pas notre amour qui est ici en jeu mais bel et bien l'amour de Dieu ! Et comme le passage de l'enfant à l'adulte dont nous ne sommes pas maîtres mais qu'il nous appartient d'assumer pleinement suivant les âges de la vie, l'amour de Dieu ne dépend pas de nous, c'est lui qui aime le monde mais nous avons à y participer.
Comme nous participons, ou non, à la vie. La vie peut nous passer entre les doigts, on peut oublier de devenir adulte. Parfois, ce sont les circonstances qui nous empêchent de vivre une vie juste, autrement dit une vie où les vertus de courage, de vérité, d'humilité, de sincérité, de foi, d'espérance et de charité « coulent comme (ce) torrent intarissable » qu'attendait Amos. Il importe alors de changer ces circonstances et de tout faire pour déblayer et dégager tout ce qui nous empêche de vivre en adulte aimé de Dieu et aimant sa création entière.
L'amour de Dieu est là, il ne succombe jamais, il ne se retire jamais, il ne nous oublie jamais et de même que tout dépend de ce que nous faisons de notre maturité, de ce que nous faisons de notre vie, l'amour, de la foi et de l'espérance que nous avons reçu dépendent également de ce que nous en faisons.
Aimer Dieu et aimer nos frères et sœurs en humanité parce qu'il nous a aimé le premier, parce que nous sommes porteurs de son amour pour le monde, nous engage et nous oblige. Et Paul a merveilleusement résumé notre situation avec son image du miroir. Il faut rappeler qu'en son temps les miroirs étaient flous. On se voyait dans du métal dépoli, dans la vaisselle ou dans le reflet de l'eau. Aujourd'hui, lorsque nous regardons notre miroir, nous nous voyons tel que nous sommes. C'est d'ailleurs ce qu'on reproche parfois aux miroirs que de dire trop la vérité « Miroir, miroir dis-moi qui est la plus belle ! » Depuis Blanche-Neige, on connaît les dangers d'un miroir trop sincère.
La situation de l'homme d'aujourd'hui et de toujours
Mais ce que Paul exprime c'est au contraire la situation de l'homme devant Dieu, notre situation devant Dieu et devant nos frères et sœurs. Nous savons, nous connaissons, nous pensons et nous pensons, savons, agissons aussi bien que nous le pouvons parce que nous tous qui sommes ici nous voulons sincèrement le bien, nous voulons sincèrement vivre dans la justice et la vérité. Mais nous sommes comme les hommes et les femmes du temps de Paul, nous ne connaissons jamais que partiellement. Aussi profonde soit notre foi, aussi sincère notre amour, aussi solide notre espérance, elles ne sont jamais que des miroirs troubles de la vérité de l'amour de Dieu pour nous. Aussi limpides et franches sont nos convictions, ce ne sont jamais que des ombres par rapport à la vérité de l'être de Dieu. Tous les discours, toutes les images, aussi merveilleuses que celles de Paul ne disent jamais qu'une petite partie de Dieu.
Mais cette « manière confuse » de parler de Dieu, de vivre comme lui, de comprendre et ressentir son amour pour nous, c'est pourtant la seule qui nous est donnée. Quelles que soient l'intensité de notre foi ou la solidité de notre espérance, ce ne sont jamais que des étapes sur le chemin infini de l'amour de Dieu et jamais que des bornes sur le chemin de l'amour vers le monde, vers la création, vers les êtres et les choses créées et aimées par Dieu.
Et Paul de conclure, provisoirement sans doute, par cette phrase qui brille au firmament et pourrait servir à elle-seule de synthèse de l'évangile, l'une de celle qui dit tout ce qu'il faut dire et savoir : « Maintenant donc ces trois choses demeurent… mais la plus grande, c'est… ».
Pour être un miroir dépoli, l'hymne de Paul n'en est pas moins une formidable ode à la vie alors la prochaine fois que nous nous regarderons dans un miroir, pensons que nous n'y sommes pas seuls ! Que d'une manière confuse mais pourtant claire à nos cœurs et nos esprits notre miroir nous dit à la manière des Frangines.
« Sans amour nos vies sont dérisoires Aimer c'est recevoir Et savoir tout donner »
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