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Le ferme courage de la foi

Photo du rédacteur: Thierry HolweckThierry Holweck

Guebwiller, 16 février 2025



"Madeleine pénitente" Georges de La Tour, huile sur toile 1635-1640, National Gallery of Art, Washington



L'audace de craindre le Seigneur

 

Il est tellement rare que l'occasion nous soit donnée par notre plan de lectures bibliques de prêcher sur les textes de l'Ecclésiaste, ce livre si étrange et mystérieux de la Bible, que je n'ai pas hésité un instant. Et pourtant, qu'il est difficile de comprendre ce court passage qui finit un peu en queue de poisson, il faut bien le reconnaître.

 

Vous l'avez entendu : « celui qui craint Dieu trouve une issue en toutes situations », c'est un peu comme si Dieu était une sorte d'assurance tous risques et qu'il suffisait de s'en remettre à lui pour être à l'abri de toutes les mésaventures de l'existence. On pourrait en faire une formule magique qui nous garantirait des erreurs et des échecs, une manière aussi de nous endormir devant nos responsabilités en se disant qu'il n'y a aucune raison de s'inquiéter et que tout finira par s'arranger. Oui certainement mais comment ?

 

Pour essayer de réfléchir avec vous sur ce texte de l'Ecclésiaste, il est nécessaire de prendre un peu de hauteur et de considérer qui est l'auteur de ce texte. En français, on l'appelle donc « l'Ecclésiaste », un mot barbare qui rappelle le mot grec « ecclesia », celui-là même qui a donné le mot « Église » autrement dit « assemblée ». C'est le mot qu'ont choisi les traducteurs grecs de la Bible hébraïque pour traduire l'hébreu « Qohélet ».

 

En faisant cela les traducteurs ont fait référence à la pratique de la culture grecque où l'assemblée de la cité est convoquée pour écouter le discours d'un orateur. Les exemples abondent dans la littérature. L'Ecclésiaste serait alors celui qui parle dans l'assemblée, celui qui est habilité à parler, celui qui est écouté parce que c'est sa fonction que de parler. Ce que l'allemand dit de manière plus claire en appelant ce livre « Prediger » littéralement « Prêcheur ». Ce livre serait donc un résumé ou une série de discours tenus par un orateur, un prêcheur devant une assemblée. Et notre homme de philosopher sur l'existence, un peu à la manière d'un sage érudit qui a vu beaucoup de choses sous le soleil et qui se rend compte de la difficulté de l'existence : « Vanité des vanités, tout est vanité, tout passe, tout ce que nous faisons est poursuite du vent », voilà son introduction et le message qui en est retenu le plus souvent. Une philosophie de vie qui rejoint celle de nombre de penseurs contemporains confrontés à l'éphémère et l'absurdité de l'existence.

 

Ce qui demeure 

 

Pourtant, il y a quelque chose qui tient, qui ne passe pas, qui ne change pas et sert de fil rouge à la pensée de notre prédicateur. Il se place à hauteur d'homme et regarde vivre ses contemporains pour en tirer ses analyses et ses conclusions. De ce point de départ, il expose une situation qui rejoint celle de ses auditeurs, il fait siennes les idées et les complexités de l'existence qu'il constate autour de lui.

 

Et il en arrive à ce constat, certes un peu désabusé, que finalement les mauvais s'en tirent pas mal dans ce monde. Ceux qui usent de violence, de mensonge et de manipulation ne sont pas foudroyés par la colère divine. On peut commettre le mal, déposséder son prochain, le manipuler, le considérer comme un objet, l'aliéner de sa liberté, de ses biens et de sa dignité sans encombre : il voit des justes qui meurent dans leur justice et des méchants qui prolongent leur existence dans la méchanceté. Le succès n'est pas forcément du côté des justes, de ceux qui cherchent le bien des autres au prix parfois de leur propre vie. Il arrive souvent que les justes payent le prix de leur justice alors que ceux qui sont sans conscience s'en sortent bien puisqu'ils ont justement choisi le camp des violents et des voleurs.

N'est-ce pas un constat que nous pouvons faire aujourd'hui encore ? Dans bien des endroits et des situations, c'est à celui qui parle le plus fort et qui fait le plus peur aux autres que l'on craint. C'est celui-là que l'on craint, que l'on respecte et à qui l'on obéit. C'est humain, c'est facile, c'est lâche certes mais tellement courant d'aller dans le sens du vent et de suivre les plus nombreux.

 

Dans cette situation, voilà notre prêcheur qui nous incite à la plus grande prudence. Certes il rappelle au pécheur qu'il ne doit pas se comporter avec excès, comme s'il y avait des mesures au péché : on peut pécher, un peu, beaucoup, passionnément, à la folie et ce qui compte, c'est de ne pas sombrer dans la folie. C'est normal, c'est la sagesse grecque, pas de démesure, il y a un moment où il ne faut pas aller trop loin.

 

Ce qui est plus étonnant, c'est que notre prédicateur fait la même recommandation au juste : « ne deviens pas juste à l'excès et ne te montre pas trop sage ». Comme s'il pouvait – et devait – y avoir une limite à la sagesse et à la justice ; comme s'il fallait tolérer une dose de folie et comme s'il fallait être prêt à transiger sur les principes pour sauver ce qui peut l'être. C'est ainsi en tout cas que l'ont compris nos pères dans la foi. À l'époque terrible des guerres civiles et religieuses qui ont désolé la France au XVIe, l'Allemagne au XVIIe siècle, les protestants qui se trouvaient isolés dans des sociétés catholiques avaient une expression forte : il fallait « carguer la voile » : c'est-à-dire descendre la voile et l'attacher fermement au mat pour ne pas donner de prise au vent de tempête. Sous-entendu ne pas se faire remarquer, par exemple en chantant des hymnes et des psaumes dans la rue. Il fallait adopter une attitude de retenue et de discrétion, la vie en dépendait souvent.

 

Le temps du courage est venu

 

Cette formule « carguer les voiles » est aussi ainsi que l'on peut traduire l'expression de cet autre Ecclésiaste qu'est l'apôtre Paul dans cette lettre aux Corinthiens où il rappelle à ses lecteurs de Corinthe que « le temps est court ». Il faut maintenant que ceux qui possèdent vivent comme s'ils ne possédaient pas, ceux qui pleurent comme s'ils ne pleuraient pas. Une formule aussi paradoxale que celle de notre prêcheur de la Bible hébraïque avec ses appels à la prudence et à la discrétion. Et l'un et l'autre, le prêcheur et Paul, invitent en réalité leurs auditeurs à se préparer, à tenir ferme dans un monde qui passe mais où une chose, et une seule, demeure : la présence du Seigneur à nos côtés.

 

Nous sommes là au cœur de ce que le théologien Daniel Marguerat appelle « le secret de la condition croyante »[1]. Ce qui compte, ce n'est le monde et ses mirages, ce n'est pas ce qu'il pense et dit de nous, ce n'est pas ce qu'il fait en bien ou en mal qui importe. Ce qui importe c'est notre identité d'enfants de Dieu. C'est notre relation de confiance et d'obéissance qui importe : « Aucune instance, aucun pouvoir, aucune contrainte ne peut dorénavant dicter au croyant une autre identité que celle, inviolable, que Dieu lui confère. (…) peu importe ce que tu es ou qui tu es dans la société. Dieu t'a adopté, rien n'est à ajouter. »[2]

 

Voilà ce qui ne change pas ! Et ne peut pas changer parce que cela ne dépend pas de nous, ni de nos actes, ni même de notre justice, ni même de notre courage ou de notre manque de courage. La seule chose qui compte, nous dit le prêcheur, ce fils de David, roi en Israël, c'est que nous conservions au cœur et dans l'âme, au plus profond de notre être cette « crainte du Seigneur (qui nous fait trouver) une issue en toute situation ».

 

Bien sûr que l'Ecclésiaste le dit avec les mots de son temps, de son époque. Il parle de « crainte » avec toute l'ambivalence de ce mot qui oscille entre l'appréhension, la peur et la terreur. C'est le sentiment religieux le plus profond qui soit ! C'est la religion élémentaire, celle qui naît de la peur de la colère des dieux, ou de la terreur inspirée par le courroux de l'Éternel.

 

L'Ecclésiaste oppose en réalité ces deux « craintes », soit l'on a peur des méchants soit l'on a peur de Dieu, soit l'on respecte les méchants, on leur obéit et on les suit, soit on respecte Dieu, on lui obéit et on le suit. Le prêcheur pose une alternative : soit accepter la barbarie de ceux qui ne suivent aucune règle et ne respectent rien ni personne, ni hommes ni dieux, ni loi ni société, soit l'on accepte les règles qui protègent les libertés individuelles et collectives, permettent la vie en société sans avoir à craindre son voisin parce qu'une confiance réciproque est possible.

 

Ce que l'Ecclésiaste appelle « craindre Dieu », c'est ce que Paul appelle « avoir confiance en Dieu », car entre les deux prédicateurs, entre Salomon, celui qui est réputé être l'auteur de ces pensées sur la vie, l'existence, la société et la religion et Paul, il y a un événement extraordinaire, qui bouleverse profondément notre rapport à Dieu et cet événement c'est Jésus-Christ. Salomon parle de la foi, de la relation avec Dieu avant le Christ, Paul nous parle de notre condition de croyants en Christ.

 

Salomon parle de l'homme pieux « naturel », si l'on considère que la religion, le fait d'aspirer à un idéal de vie, de bonheur et de sagesse fait partie de la nature humaine. L'être humain est foncièrement religieux, il connaît au plus profond de lui-même cette terreur devant l'inconnu et devant le mystère de la vie. Salomon décrit les deux facettes de cette nature humaine, capable du meilleur comme du pire, lorsque l'humanité se révèle, parfois sous couvert même de religion, capables des plus atroces monstruosités dont l'histoire fait le récit.


À cette condition humaine, Paul oppose la condition du chrétien qui, parce qu'il est né d'eau et d'esprit, ne s'appartient plus et ne dépend plus du jugement du monde ni des hommes mais uniquement de celui de ce Dieu miséricordieux qui l'a adopté en Jésus-Christ. Libre envers toutes les puissances du monde, non par nature, mais par l'œuvre du Christ en lui, celui qui se confie en Christ n'a rien à craindre du jugement du monde. Seule doit lui importer, seule doit nous importer, à nous qui nous confions en lui, notre obéissance à sa voix plutôt qu'à celle de l'époque.

 

« Le temps est court – le temps a cargué les voiles » c'est aussi le temps de la préparation. Le temps où il importe de rassembler tout ce qui compte, tout ce qui est nécessaire, le temps de la décision et de l'engagement. Depuis deux mille ans, les chrétiens que nous sommes avons à vivre dans ce monde éphémère et violent comme si nous y étions pour l'éternité et pour la paix et la douceur. Depuis deux mille ans, l'éthique du royaume, l'éthique du respect de la vie, l'éthique de la confiance en Dieu et de l'amour du prochain est une dénonciation et une résistance à l'esprit de ce monde.

 

L'issue dont parle Salomon, celle que trouve celui qui craint l'Éternel, n'est évidemment pas une fuite hors du monde, une désertion devant l'épreuve du monde ou une résignation à son désordre. C'est au contraire, forts de la liberté inaliénable du chrétien, dans la confiance et la tranquille assurance de la foi, ce que l'on peut aussi appeler le ferme courage de la foi, l'audace de la foi, la parèsia de l'apôtre Paul (Actes 28, 31)  que nous pouvons – et devons – travailler comme des ouvriers de la première ou de la dernière heure, au cœur de ce monde pour que le royaume que nous attendons advienne au plus près de ceux qui souffrent et qui espèrent.


Roland Kauffmann


[1]    Paul de Tarse. L'enfant terrible du christianisme. Daniel Marguerat, Seuil, 2023, p.420.

[2]    Idem, p.421.

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