Jésus rencontre Nicodème
« Marchez comme des enfants de lumière ; car le fruit de la lumière consiste en toute sorte de bonté, de justice et de vérité »
Guebwiller 24 septembre 2023
Jésus est un homme de rencontre. Tout au long des évangiles, il nous est raconté des rencontres qui sont autant d'occasions d'éclairer un aspect particulier de son message. Pensez-à la Samaritaine, pensez à Zachée ou même à Pilate, et à tant d'autres, la liste des entretiens particuliers est longue. Celui-ci est pourtant spécial ! Tout simplement parce que l'interlocuteur n'est pas n'importe qui et que les circonstances sont pour le moins particulières. Jugez plutôt.
L'évangile de Jean nous raconte les débuts tumultueux du ministère de Jésus. Pour Jean, il n'y a ni crèche ni étoile, ni ânes ni bœufs, il ne nous dit rien de l'enfance de Jésus, il passe tout de suite aux choses sérieuses à son avis et l'on voit apparaître Jésus aux côtés de Jean le baptiste. Jésus est baptisé, il réunit ses premiers disciples André, Pierre, Philippe, Nathanaël et un autre dont il ne nous donne pas le nom, c'est peut-être Jean l'évangéliste lui-même. Jésus et ses disciples sont invités à un mariage et comme il n'y a plus de vin, il change l'eau en vin et réalise son premier signe qui impressionne les gens. Ensuite Jésus va à Jérusalem et c'est à ce moment-là qu'il fait un scandale, renverse les tables des changeurs du temple et déclare qu'il lui suffirait de trois jours pour reconstruire le temple s'il venait à être détruit.
Autant dire qu'il faut à ce moment-là prendre des précautions quand on veut rencontrer ce jeune prophète et qu'on occupe une position importante dans la société. C'est justement ce qu'est Nicodème, un chef parmi le peuple, un pharisien éminent. Il faut rappeler que les pharisiens ne sont pas à priori des adversaires de Jésus. Ils représentent le judaïsme officiel, l'orthodoxie classique, on dirait aujourd'hui les autorités synodales de notre Église. Et le problème justement c'est qu'il ne faut pas donner trop d'importance à cette troupe qui va avec Jésus. Une rencontre au grand jour entre un représentant de l'autorité religieuse et Jésus légitimerait ce dernier.
C'est la raison pour laquelle la rencontre a lieu de nuit, circonstance tout à fait exceptionnelle pour l'époque et dans les évangiles d'une manière générale. On veut être discret et éviter toute confrontation et surtout pouvoir dire ensuite « non, non, on ne se connaît pas, on ne s'est jamais vu ». Nicodème est un homme sage, avisé, responsable, il ne veut pas prendre de risque parce qu'il ne sait pas encore à qui il a affaire.
Nous sommes donc dans la pénombre, dans la discrétion, dans la précaution, toutes choses qui s'accordent bien avec la manière de régler les choses entre personnes de bonne composition. Mais c'est sans compter avec Jésus : au milieu de la nuit, le voilà qui parle de lumière ! Quand on veut de la discrétion, le voilà qui parle de révélation ; quand on parle de la religion, le voilà qui parle de l'Esprit, quand on parle des choses concrètes, de l'organisation de la société et du temple, le voilà qui parle de vent qui souffle où il veut ; quand on lui parle de la terre, le voilà qui parle des choses célestes ; quand on lui parle de jugement, il répond Royaume de Dieu et quand Nicodème, complètement perdu lui demande « comment un homme dans sa vieillesse pourrait-il rentrer dans le sein de sa mère ? ». Voilà Jésus qui lui assène le coup de grâce, il ne s'agit pas d'une seconde naissance selon la chair et le sang mais selon l'eau et l'Esprit, il s'agit de « naître d'en haut ».
Nicodème est abasourdi, il ne répond rien. Lui qui sans doute avait reçu la mission de la part des autres pharisiens de ramener Jésus à la raison, de le faire rentrer dans le rang, est ébloui ; il est convaincu et sera un des seuls pharisiens par la suite à prendre la défense de Jésus (Jean 7, 43-52) et on le retrouvera au pied de la croix, offrant son tombeau à Jésus. (Jean 19, 38-42). C'est donc le moment de la conversion de Nicodème. Celui-ci ne devient pas disciple pour autant, il ne va pas jusqu'à abandonner ses fonctions pour rejoindre la troupe des va-nu-pieds qui proclame le Royaume de Dieu. Peut-être se dit-il qu'il sera plus utile à l'intérieur de l'administration pour convaincre ses collègues, mais de cela nous ne savons rien puisque l'évangile n'en parle pas. On ne peut que voir les résultats de sa défense de Jésus : ils ne sont pas vraiment concluants.
Mais il nous reste cet échange extraordinaire entre eux, même si effectivement Nicodème qui pensait mener le débat est vite réduit au silence. Jésus donc introduit les thèmes essentiels qui seront ceux de tout l'évangile de Jean : la lumière qui surgit dans les ténèbres et que ceux-ci n'ont pas voulu ; le Fils de Dieu descendu du ciel pour offrir le Royaume de Dieu à l'humanité et le caractère spirituel de Dieu : « Dieu est Esprit et ceux qui l'adorent doivent l'adorer en Esprit et en vérité ». Cette parole qu'il dira à la Samaritaine (Jean 4, 24) est déjà au cœur de son entretien avec Nicodème. Lumière, Esprit, Vérité, nous avons là dans la pensée de Jean l'évangéliste une sainte trinité avant la lettre : la lumière s'est faite dans notre esprit et nous vivons désormais dans la vérité. C'est le message propre à Jean et à son école.
Mais ces trois éléments sont contenus dans un autre qui est encore plus important à ses yeux et sans lequel tout cela ne serait qu'une illusion : c'est l'amour inconditionnel de Dieu pour l'ensemble de ce qui vit, magnifiquement résumé dans notre texte : « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique pour que grâce à lui nous ayons la vie dans toute sa plénitude » (3, 16). Là aussi, c'est la définition de Dieu que nous donne Jean. Après avoir dit « Dieu est Esprit », il nous dit « Dieu est amour » (1 Jean 4, 8).
Et voilà ce qui a bouleversé Nicodème et l'a réduit au silence. Tout ce qu'il imaginait de Dieu est renversé aussi sûrement que Jésus a renversé les tables des marchands du temple. Et dans la nuit de cette rencontre discrète, tout s'éclaire pour lui et il peut maintenant relire toute l'histoire du peuple d'Israël dans cette nouvelle perspective et y chercher les traces d'un Dieu qui est Esprit et Amour plutôt que mystère, ordre et colère.
Naître d'en-haut
C'est une révolution pour Nicodème qui jusque là, comme tout bon pharisien, pensait que Dieu aime ceux qui l'aiment et seulement ceux qui l'aiment et à condition de suivre les formes, les règles et les consignes de la Loi de Moïse. Tous les autres sont jugés, condamnés et oubliés dans les ténèbres de l'enfer.
Pour lui faire comprendre son erreur, Jésus prend une image bien connue de Nicodème même si nous l'avons depuis oublié alors même qu'elle est à l'origine des caducées des médecins, des pharmaciens et des sages-femmes ! Vous avez reconnu dans l'épisode de ce serpent (brûlant ou de bronze) accroché à un bâton et qui sert de remède au mal qui parcourt le peuple au temps de son périple dans le désert. En ce temps là un fétiche, car c'est bien de cela qu'il s'agit, suffisait pour guérir les morsures des serpents. Loin de s'en moquer, Jésus récupère l'image du serpent pour dire que de la même manière qu'en ce temps-là Dieu a donné un remède au mal qui frappait le peuple, aujourd'hui Dieu donne, en la personne de son Fils, le remède pour soigner le mal dont souffre l'humanité.
L'évangéliste y voit une annonce de la croix et il fait le parallèle avec le sacrifice à venir mais Jésus insiste bien plus sur la venue du Fils de l'Homme en sa personne et sur le salut qu'il apporte à l'humanité, à tout homme pour peu qu'il veuille bien accepter la lumière que Jésus est venu apporter.
Dieu est amour, il est Esprit, il est vie, il est vie réelle, il est vie accomplie, il est vie éternelle. Comme nous le disions en étude biblique cette semaine où nous avons exploré, ou plutôt effleuré, ce texte, la nouveauté du message de Jésus par rapport à ce que croyait jusque là Nicodème c'est que nous sommes affranchis du périssable. Toute religion et celle de Nicodème ne fait pas exception est préoccupée par la mort, par le fait que nous allons périr et que tout ce que nous faisons ici et maintenant est déjà chargée de mort, de l'éphémère et du transitoire. Tout ce que nous vivons est marqué par le fait de sa disparition inéluctable. Nous vivons selon la chair, comme Nicodème, c'est à dire dans notre condition humaine marquée par la durée, le temps qui passe et ne reviendra pas, ne reviendra plus.
Et Jésus vient lui parler, nous parler, d'autre chose que de cette condition. II vient nous parler d'une existence marquée non plus du sceau de la mort mais marquée du sceau de la vie parce qu'elle n'est plus matérielle, n'est plus de l'ordre de la durée même pas d'une durée sans fin ni limite. La vie éternelle ne doit pas être confondue avec une vie qui n'aurait pas de fin ou qui se continuerait au-delà de notre limite. La vie éternelle dont nous parle le Christ est toute entière dans ce que nous vivons aujourd'hui.
Et c'est l'apôtre Paul qui l'a magnifiquement compris et expliqué en peu de mots, lorsqu'à la fin de sa vie, il écrit à ses fidèles Éphésiens, ce qui peut être considéré comme son testament spirituel : « Vous êtes des enfants de lumière », c'est fait ! Le Christ l'a fait, la lumière est venue dans le monde « alors vivez comme des enfants de lumière », soyez donc conséquent avec ce fait que Dieu vous a aimé le premier avant même que vous n'en ayez conscience et que si vos corps, votre être, reste périssable, le fruit de la lumière ne l'est pas et Paul de dire aux Éphésiens et par conséquent à nous aujourd'hui ce que disait Jésus à Nicodème : « la lumière est venue dans le monde » et par lui, par celui qui est cette lumière, autrement dit le Christ, il est possible « d'agir dans la lumière » et le fruit de la lumière consiste en toute sorte de bonté, de justice et de vérité ».
Voilà ce qu'est la vie éternelle : bonté, justice, vérité. Voilà ce que c'est que d'être « né d'en-haut » et de « voir le Royaume de Dieu » parce qu'on est « né de l'Esprit de ce Dieu qui a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique afin que par lui nous ayons la plénitude de la vie, une vie faite entièrement, autant que possible, de bonté, de justice et de vérité.
Albert Schweitzer déclarait dans un de ses cours en 1912, lui qui était profondément vitaliste, « Éternelle, la vie ne l'est que dans la mesure où de la vie naît constamment de la vie » (1). J'irai cependant un peu plus loin que notre glorieux prédécesseur parce qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle vie qui pourrait être considérée comme digne du Royaume de Dieu. Il y a des conditions de vie, des situations de vie, des circonstances qui sont mauvaises et sont les signes de la haine de la lumière. Il y a des formes de vie diminuées, amputées, écrasées et violées qu'il faut restaurer, soulager, rétablir, reconstruire, respecter et c'est exactement cela qui est la vie éternelle : lorsque dans nos vies parfois brisées, marquées par le péché et la mort, naissent des marques de bonté, de justice, de liberté et de vérité.
C'est alors que nous sommes dans la lumière et participons de l'Esprit de Dieu.
1 Une pure volonté de vie. Cours donnés à l'université de Strasbourg, Albert Schweitzer, textes traduits, annotés et présentés par Jean-Paul Sorg, AFAAS, 2012, p. 107.
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