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Photo du rédacteurThierry Holweck

La route sur laquelle est possible un cheminement en commun

Les dix commandements – 2

Soultz, 25 mai 2024


Nous voilà dans la deuxième étape de notre périple à la découverte des dix commandements. Le mois dernier nous avions exploré le texte de l'Exode, et nous avions insisté sur le fait que l'Évangile n'annule pas la Loi et ne la supprime pas. J'avais osé une formule un peu provocante en disant que les deux tables de la Loi, celles qui ornent le fronton des synagogues et se trouvent aussi parfois dans les temples réformés en France de l'intérieur pouvaient être considérées comme les « deux premières pierres de l'Évangile ».


C'était une manière de rompre le cou, une fois pour toutes, à l'idée, qu'il ne devrait plus y avoir de loi et que sous prétexte de la liberté du chrétien, tout serait possible. L'opposition entre la foi et les œuvres, entre la foi et les mérites, entre la foi et la loi n'a pas lieu d'être : il ne peut y avoir de foi sans des actions concrètes au bénéfice des humbles ; il ne peut y avoir de foi sans conséquences pratiques dans notre vie de tous les jours ; il ne peut y avoir de  foi qui s'affranchisse de la loi. Thomas Fuller - Terra Canaan - 1869


C'est d'ailleurs une manière d'éviter une grande confusion au moment où l'on entend que « nous ne sommes plus sous la loi mais au bénéfice de la grâce de Dieu » : Dieu qui nous pardonne quelles que soient nos fautes et donc tout cela n'aurait plus vraiment d'importance, vivons comme nous l'entendons et de toute manière Dieu, qui nous aime, nous pardonnera parce qu'il comprend nos faiblesses et sait bien que nous ne sommes que des êtres de chair et de sang. Une telle attitude est parfois décrite comme « libérale ». Certains protestants se prétendent « libéraux » parce qu'ils prêchent la liberté d'être ce que nous sommes sans jamais plus avoir besoin de cette vieille chose que l'on nomme la repentance.


Alors, là aussi, il faut le dire et le redire sans cesse, être libéral en théologie protestante, ce n'est pas tout accepter ni défendre, sous prétexte de la liberté de l'Esprit qui souffle où il veut. Non ! Le libéralisme théologique dont je me réclame ne s'affranchit pas de la loi, au contraire, il lui donne, ou plutôt essaye de lui redonner toute sa place au sein de la vie chrétienne. Et c'est la raison pour laquelle nous devons lire et relire le décalogue.


Deuxième étape et deuxième lecture de la Loi, ces fameux dix commandements et c'est au sens propre aujourd'hui parce que nous avons lu le livre du « Deutéronome », ce qui signifie littéralement « deuxième loi » ou plus exactement deuxième lecture de la Loi.


Et vous aurez remarqué la différence de ton : quelque chose vous aura surpris ou étonné mais vous ne savez pas forcément quoi. En effet, le texte des dix commandements que j'ai lu est quasiment semblable à celui dont nous avons l'habitude. Il y a des différences mais qui sont mineures, par exemple le dixième commandement où l'ordre est inversé. Dans l'Exode, c'est d'abord la maison d'autrui qui ne doit pas être convoitée, puis la femme d'autrui. Pour le Deutéronome, c'est d'abord la femme avant la maison. Un changement de priorité dans les biens. Vous aurez bien sûr compris qu'il n'y a là aucun lien avec la notion de couple ou de fidélité. Puisque la question du couple est celle du septième commandement « tu ne commettras pas d'adultère », autrement dit, tu seras digne de la confiance de la personne que tu aimes. Non le dixième commandement ne parle pas de l'homme et de la femme mais de l'individu et des biens qu'il peut convoiter et s'approprier chez l'autre.


Il faut «dégenrer » ce commandement si vous me permettez ce néologisme. La Loi s'adresse à chacun et chacune d'entre nous et non plus seulement comme au temps de Moïse aux seuls hommes, propriétaires de leurs épouses comme de leurs esclaves et de leurs outils de production que sont l'âne et le bœuf. Heureusement les choses ont changé depuis l'époque de Moïse.


Autre différence notable mais pas fondamentale : au 5e commandement : « honore ton père et ta mère… afin que tu sois heureux ». L'Exode ne parlait que de « prolonger tes jours sur la terre promise ». Cette idée du bonheur qui se glisse dans le commandement ou plutôt dans la promesse qui y est associée n'est peut-être pas si anodine.C'est peut-être un indice du changement d'époque effectivement.


Dernière différence entre les deux listes : au 4e commandement, celui consacré au sabbat qu'il faut sanctifier. Dans le livre de l'Exode, c'est parce que Dieu s'est reposé le 7e jour que l'homme doit comme lui, se reposer également. Pour le Deutéronome, c'est en raison de la libération de l'esclavage que l'homme et tous ceux qui travaillent pour lui doivent faire l'expérience de la liberté. Le commandement du sabbat n'est plus lié à une raison cosmique, n'est plus lié à la création mais à une raison historique, à une libération. Là encore un indice que les temps changent.


Mais ce ne sont pas ces différences qui devraient vous étonner. Elles sont trop discrètes. Non ce qui est très différent, c'est l'ambiance et l'environnement. Souvenez-vous, dans l'Exode, c'est sur la montagne que Dieu convoque Moïse pour lui donner ses lois dans un tonnerre de feu et de foudres, au point que le peuple est saisi de frayeur. Et que c'est la peur qui peut être le moteur de l'obéissance. Comment ne pas obéir à un Dieu si terrible ?


Rien de tout cela ici, au contraire, nous sommes maintenant au bord du Jourdain, à l'orée de cette terre promise de Palestine. La Loi de l'Exode a été donnée avant que le peuple ne se perde dans le désert. Celle qui est redite dans le Deutéronome est donnée 40 ans plus tard alors que le peuple, tel qu'il était au départ, n'existe plus et que la promesse faite est sur le point d'être réalisée. Dans l'Exode, la loi est première, elle est la condition de la promesse : « si vous voulez être mon peuple, voilà ce qu'il faut faire » c'est la constitution du peuple en tant que peuple élu, différent des autres, mis à part pour servir son peuple. Dans le Deutéronome, la promesse est réalisée, elle est derrière le peuple qui maintenant voit s'ouvrir l'avenir devant lui. Ce n'est plus le désert, l'épreuve et la mort qu'il faudra affronter mais au contraire, les plaines fertiles et la vie qu'il faudra cultiver.


Moïse répète la loi, c'est le sens du mot « deutéronome ». Non pas deuxième loi mais deuxième lecture de la même chose mais avec une signification différente parce que l'évènement promis a eu lieu. Les dix commandements ne sont plus la condition pour obtenir la promesse mais la conséquence d'une promesse déjà réalisée. Et nous sommes là dans l'anticipation de ce que sera la foi chrétienne où la loi avec son cortège de règles et d'obligations n'est plus la condition du salut mais bel et bien la conséquence de la grâce qui nous a été faite. Autrement dit, nous ne devons pas chercher à aimer notre prochain et à faire le bien pour être aîmé en retour, pour être récompensé par notre Dieu mais c'est parce que nous sommes aimés de Dieu et parce que nous croyons que sa promesse est réalisée. C'est alors que nous pouvons aimer autrui de la manière dont nous l'enseignent les 10 commandements. Notre obéissance devient ainsi un fruit de notre foi, la conséquence de ce qui nous fonde. Le Christ, le dira lui-même, c'est à son fruit que l'on reconnaît l'arbre. Notre arbre, c'est la foi et le bien que nous faisons autour de nous doit en être le fruit.


Et de la même manière que cette répétition de la loi est désormais liée à un événement précis, à savoir l'entrée du peuple d'Israël dans ce pays promis qu'il lui reste à conquérir ; de même notre obéissance aujourd'hui est liée à un événement précis, l'entrée dans un nouveau monde qu'il nous reste à construire. Et de même que la traversée du Jourdain aura été la limite, le passage de la frontière pour le peuple d'Israël, c'est la mort et la résurrection de Jésus qui est la limite, le passage du désert à la terre promise pour nous. Et de même c'est l'évènement de la foi qui pour chacun et chacune d'entre nous est ce point de basculement qui détermine tout le reste. De même que lorsque Moïse dit « tu », il entend parler au peuple d'Israël dans sa globalité mais chaque fidèle doit l'entendre personnellement, ainsi nous-aussi avons à faire ce chemin entre une prise de conscience globale, collective, inscrite dans une histoire, celle de l'Église jusqu'à nous et notre propre existence.


Le mot de « limite » est important ici parce qu'il a une multitude de sens qui tous correspondent à ce que l'on peut entendre avec les Dix commandements. Quand on marche dans le désert, les choses sont très différentes de nos campagnes où l'on voit bien les limites entre les forêts, les montagnes. Dans le désert, il faut être attentif à d'infimes variations de terrain qui soulignent un danger. Le chemin à prendre se situe toujours entre des points limites et c'est ce que signifie le mot hébreu : l'hébreu « torah » signifie le chemin. C'est un mot qui correspond à un peuple en mouvement, qui n'est pas enclos dans les limites d'une Cité, ni d'une terre particulière. La Torah, c'est à la fois le chemin et les bornes qui délimitent ce chemin, celles en-deça desquelles l'on est en sureté et au-delà desquelles on est en danger. Mais la limite, c'est aussi un repère, une borne vers laquelle on se dirige pour ne pas se perdre dans l'immensité des horizons.


Et chose extraordinaire, en hébreu, ce livre que nous appelons le Deutéronome, la deuxième loi, est appelé, non pas « deuxième livre de la loi » mais « Devarim », littéralement « Paroles », et les Dix commandements sont les « Dix paroles » qui dans l'infinité des discours sur Dieu, sur l'homme et sur le monde, sont autant de repères, de guides pour diriger notre existence sur le chemin de la foi. Comprendre la Loi non plus comme une liste d'interdits mais comme un chemin de vie pourrait nous faire mieux comprendre ce que voulait dire Jésus lorsqu'il déclare « Je suis le chemin (hodos), la vérité et la vie » (Jean 14, 6). La meilleure manière de connaître Dieu, c'est de connaître son Fils, voilà ce qu'il explique à ses disciples lorsqu'il dit « celui qui m'a vu a vu le Père ».


Le chemin que répète Moïse aux Israélites après avoir passé le Jourdain, « ce n'est pas l'ordre, mais l'orientation ; pas la Loi, mais la Voie, la route sur laquelle est possible un cheminement en commun1». Aux Paroles de Moïse succèdent les Paroles de Jésus, l'Évangile ne remplace pas les Dix commandements mais vient les accomplir, leur donner leur véritable dimension de chemin de vie pour tous, leur véritable signification de libération.


Envisager le Décalogue, non comme les dix barreaux d'une prison mais comme les balises d'un chemin, ou d'un chenal qui guident le navire pour sortir du port, permet à la fois de sortir de l'affrontement stérile entre la Loi et l'Évangile, entre la Loi et la Grâce, ou entre la Loi et l'Amour, et de s'engager sereinement et résolument dans cette aventure commune entre Dieu et les hommes qu'est l'alliance où nous sommes appelés, non à obéir par crainte de punitions mais à participer en vue d'un monde nouveau.


Pour exister, ce chemin n'a pas besoin de grande réalisation, ni d'Église, ni d'État, car il commence là où tout commence et tout finit : dans notre cœur, dans notre conscience, dans notre pensée. Il ne sert à rien d'attendre que tous les autres s'y mettent, il suffit qu'un seul commence pour que le Royaume de Dieu soit déjà là, au milieu de nous.


1 André Néher, Moïse et la vocation juive, Seuil, 1956, p. 104. 


Annexe :


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