Les dix commandements - 4
Soultz 31 août 2024
Décalogue du château de Chamerolles (Loiret) - Musée Protestant
Après avoir tourné autour du texte des dix commandements lors de nos précédents cultes ici à Soultz, il est temps d'entrer dans le détail de chacun d'entre eux. Mais avant cela, permettez-moi de vous rappeler, et à moi aussi par la même occasion, les principaux points auxquels nous étions arrivés jusqu'à présent en faisant ainsi à nouveau le tour du texte comme un explorateur fait d'abord le tour d'une île pour voir où y aborder.
Dans un premier temps, j'avais insisté sur la dimension « constitutionnelle » de ce texte fondateur par définition. Ceux qui suivent l'actualité de notre pays savent évidemment que la Constitution, c'est la loi fondamentale, au sens de « fondement ». C'est celle qui donne le cadre dans lequel une société veut vivre. Elle définit le rôle et la fonction de chacun et les conditions dans lesquelles ces prérogatives peuvent s'exercer. Chaque peuple a sa Constitution, c'est d'ailleurs ce qui le définit par rapport aux autres : la France a la Constitution de 1958 avec son préambule : tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Chaque mot a son importance ; les États-Unis ont leur Constitution de 1787 qui a pour but, je cite « d'établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d'assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité » ; les Hébreux avaient la Loi de Moïse.
Et de même que toutes les Constitution ont des objectifs, celle des Hébreux a pour objectif et c'était notre second chapitre, de fixer des limites avec le double sens justement de ce mot de « limites ».
Une limite, c'est à la fois une barrière, un rempart qui protège, qui dit ce qui est dedans et ce qui est dehors. C'est le rôle de la Loi que de dire ce qui est « valable », à quoi le peuple décide de donner de la valeur, ce qui est digne de lui et ce qui ne l'est pas.
L'autre sens de limite, c'est la borne, le repère, le signal qui manifeste un danger comme ces limites qui définissent un chemin dans le désert en indiquant une direction. Et je vous disais d'ailleurs que c'est le sens même du mot Torah qui signifie « chemin ». Ce que Jésus allait reprendre à son compte lorsqu'il déclare à son propos « Je suis le chemin, la vérité et la vie ».
Dans un troisième temps j'avais insisté sur la première phrase, celle qui donne son sens, son explication, autrement dit le cadre justement de l'ensemble du texte « Je suis l'Éternel ton Dieu qui t'a fait sortir du pays d'Égypte, du pays de la servitude. » Cette véritable clé d'interprétation de la Torah nous dit qui en est l'auteur et pour qui elle est instituée. De même que la Constitution américaine de 1787 déclare We, the people of the United States la loi commence par « Moi, celui qui t'a libéré et je disais que ce n'est pas en vertu de son caractère de Dieu tout-puissant créateur de l'univers que l'Éternel donne sa loi mais en tant que « libérateur » ; autrement dit si les dix commandements sont 1) la définition même du peuple, 2) la direction vers laquelle il faut tendre, ils ont pour objectif 3) la liberté collective et individuelle à l'image même de ce Dieu qui, parmi tous les peuples de la terre, en choisit un pour être exemplaire pour tous les autres. Ce n'est pas un caprice mais la volonté de donner un modèle pour l'humanité.
Un modèle qui, nous le savons, va s'avérer bien imparfait à l'épreuve des faits, à tel point qu'il faudra répéter, répéter et encore répéter la loi. Moïse le fera juste avant de traverser le Jourdain, Josué le fera après la conquête (Josué 23). Elle sera cependant oubliée puis redécouverte, notamment par le roi Josias (2 Rois 22) et plus tard encore par Esdras, lors du retour de l'exil à Babylone. C'est le lot de la Torah, de la loi, toujours valable et pourtant toujours oubliée mais toujours redécouverte. Comme si c'était la tâche de chaque génération que de redécouvrir la loi comme quelque chose de toujours nouveau. Ainsi en est-il de Jésus qui va lui rendre sa signification par sa vie, son message, sa mort et sa résurrection !
Deux tables donc, l'une qui parle de Dieu, l'autre qui parle de l'humanité ; la première définissant la relation entre l'Éternel et l'humanité ; la seconde, celle entre les individus et les groupes sociaux et politiques. Parlons aujourd’hui de cette première partie.
Avec une précaution cependant, je vous disais qu'il y avait quatre commandements dans la première partie et six dans la seconde. C'est en tout cas l'interprétation chrétienne. Les commentateurs juifs, qui savent bien de quoi ils parlent, les répartissent en parts égales, en incluant le cinquième dans la table des rapports entre l'Éternel et l'Humanité alors même que ce 5e commandement, que vous connaissez par cœur, est pourtant celui qui nous paraît le plus humain puisqu'il y est question d'honorer son père et sa mère ! Et qu'y aurait-il de plus constitutif de l'humain que ce respect filial ? Nous y viendrons ; ce n'est d'ailleurs pas la seule différence. La principale étant que le judaïsme prend pour premier commandement, la formule « Je suis l'Éternel ton Dieu, en soulignant par là même son importance. Il est aussi significatif d'avoir un commandement qui ne comporte ni ordre ni interdit. Il n'y a pas de « tu dois » ou « tu ne dois pas » dans ce premier commandement juif mais juste le fait déterminant de ce Dieu libérateur et de la reconnaissance dont dépend tout le reste. C'est très beau mais la tradition chrétienne et protestante a voulu s'en démarquer en commençant sa liste par « tu n'auras pas d'autre Dieu devant ma face. »
Ce n'est pas seulement la revendication à l'exclusivité ou l'affirmation qu'il n'y a pas d'autres dieux. Ce n'est pas ici un manifeste du monothéisme contre le polythéisme. L'existence ou la non-existence d'autres dieux n'est pas ici le sujet : qu'ils existent ou pas, que les Hébreux y croient ou non n'a aucune importance. Ce qui compte c'est que ceux-là n'ont rien fait pour libérer Israël. Ils ne méritent donc pas son obéissance ; ils n'en sont pas dignes. Là où tous les autres peuples se garantissent la faveur des dieux en les servant tous, l'Éternel se présente comme le seul garant de la vie et du bonheur du peuple qu'il a choisi.
C'est la raison pour laquelle l'amour de ce peuple doit être exclusivement pour l'Éternel. La conscience qu'il n'y a pas d'autres dieux viendra plus tard, avec les prophètes mais là, dans le désert, l'Éternel libérateur exige que son peuple ne renonce jamais à cette liberté qu'il lui a offert en partage. Une liberté qui ne doit céder devant aucun pouvoir, de quelque sorte que ce soit, c'est aussi le sujet du second commandement que les juifs associent d'ailleurs à notre premier comme en étant la conséquence.
« Tu ne te feras pas d'idoles », et plus largement aucune représentation des puissances spirituelles. Ce ne sont pas les images en tant que telles qui sont interdites mais le fait de les confondre avec des réalités spirituelles. Plus largement, ce sont tous les objets qui détournent notre attention et qui, au lieu d'être à notre service, réclament notre service ou dans lesquels nous croyons trouver notre confort et notre bonheur, ce qui ne peut venir que du Dieu libérateur.
Ce ne sont donc pas seulement les images ni les statues des dieux qui sont ainsi déconsidérées mais aussi tous les objets matériels et immatériels en lesquels nous nous trompons nous-mêmes. Ce ne sont à ce titre là pas seulement les reliques et autres superstitions modernes, comme nos petites boites noires dans nos poches, mais ce sont aussi les idéologies et même les théologies, qu'elles soient politiques, culturelles ou philosophiques. Il nous faut toujours les remettre à leur place, les relativiser et les remettre à notre service plutôt que l'inverse.
Le troisième commandement, « tu n'invoqueras pas le nom de Dieu en vain » renvoie à la pratique religieuse par excellence. Tous les cultes, les nôtres comme ceux des antiques, commencent par une invocation : un appel au divin pour qu'il soit présent et réponde à nos prières et nos louanges. Or le nom est ce qu'il y a de plus précieux, c'est ce qui nous définit. Enlevez son nom à une personne, désignez-le simplement par un mot, un genre, une caractéristique, un adjectif et vous en faites un objet, quelque chose qui ne se définit plus par lui-même ni dans ses propres termes. Vous pouvez alors le galvauder, le dénigrer, le maltraiter puisque vous lui aurez enlevé son identité.
Or c'est cela qu'interdit le troisième commandement : ne pas réduire l'Éternel libérateur en une simple puissance spirituelle, ne pas le galvauder et en faire une simple représentation de nos désirs. En d'autres termes ne pas confondre l'Éternel Dieu avec nos fantasmes sur lui. Mais c'est aussi être sincères et loyaux. Il ne sert à rien de l'invoquer si nous ne voulons pas réellement lui rendre grâces. Il ne sert à rien de le prier pour plus de justice, d'amour et de solidarité si nous ne voulons pas réellement que cela arrive. Ce troisième commandement est essentiel parce qu'il met en jeu notre sincérité alors qu'il est souvent confondu avec une forme de superstition.
De même que le quatrième commandement celui du respect du sabbat qui est souvent confondu avec une obligation de vide et d'ennui. Il ne s'agit pourtant en aucune façon de s'arrêter de vivre et de ne rien faire le jour du sabbat, bien au contraire ! Les juifs racontent qu'au moment du don de la loi, Dieu leur a promis qu'il leur donnerait la chose la plus précieuse qu'il possède. À quoi ils lui demandent ce que c'est : « quelle est la chose la plus précieuse que tu possèdes ? » Et Dieu de répondre « le monde futur » ! Une réponse grandiose qui contient toutes les promesses du pays où coulent le lait et le miel, la fraternité et la liberté, où nul ne souffrira plus ni peine ni dommage où il n'y aura plus d'injustice ni d'oppression pour paraphraser la vision de l'Apocalypse (Apocalypse 21). Et les juifs de reprendre « même dans ce monde, nous avons besoin d'un avant-goût de ce monde futur » et Dieu répond : « le sabbat vous donnera cet avant-goût. »1
Le sabbat est l'image du monde à venir tel que Dieu l'imagine ; un temps où nous devons vivre comme nous l'imaginerions si nous étions dans le Royaume de Dieu. Sanctifier le sabbat, ce n'est pas mettre à part un jour ou l'autre, mais en ce jour, vivre comme si le Royaume était là ; Et de même que la loi est à vivre chaque jour, chaque instant, il nous faut mettre du sabbat dans tout ce que nous faisons, au cœur de tout ce que nous vivons, partout, tout le temps y mettre le sens créateur et libérateur que Dieu, l'Éternel, veut pour nous. C'est vivre dès maintenant et mettre en toutes choses une promesse du Royaume de Dieu.
Quant au cinquième commandement, celui qui fait la transition entre les deux tables, je le garde pour la prochaine fois, c'est là aussi une manière de vous donner un avant-goût du futur.
1Les légendes des juifs, volume IV «Moïse dans le désert », Louis Ginzberg, Cerf, 2003, pp. 77-78 & note 220.
Roland Kauffmann
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