Guebwiller 30 avril 2023 – La nouvelle création
« Encore un peu de temps et vous ne me verrez plus ; et puis encore un peu de temps, et vous me verrez de nouveau », voilà Jésus qui nous parle de manière pour le moins énigmatiques. Ou plus exactement qui parle à ses disciples, ce qui revient au même puisque, comme vous le savez, les disciples dans l'évangile de Jean ont souvent le rôle de candides, de ceux qui ne comprennent rien ou plus exactement n'ont qu'une compréhension partielle des choses que justement Jésus s'attache à révéler, à expliquer.
Mais dire que les disciples nous représentent, nous les lecteurs du XXIe siècle, c'est nous placer dans la même posture qu'eux. Nous aussi qui sommes réunis en ce temple aujourd'hui nous avons fait le choix de quitter les facilités du monde pour suivre le Christ et essayer de vivre en cohérence avec sa parole, dans l'attente de son règne. Nous aussi comme les disciples nous croyons en lui et c'est en raison de notre foi que nous sommes réunis pour entendre ce qu'il a à nous dire. Plus loin dans notre texte, les disciples le diront d'une très belle manière, en tout cas de leur point de vue, ils diront « Nous croyons que tu es sorti de Dieu » et Jésus de s'étonner « Vous croyez maintenant… ? ». Et il le dit de telle façon qu'on ne sait pas bien s'il est surpris voire choqué du genre « Ah vous croyez enfin ! Il vous en aura fallu du temps pour comprendre » ou bien « comment vous croyez maintenant ? Ce qui veut dire que jusque là vous n'avez pas cru en moi? ». Une ambivalence qui à elle seule résume l'ambiance qui devait être celle du groupe des disciples juste avant l'arrestation de Jésus.
En effet, loin du cérémonial de la cène que racontent les autres évangiles, Jean prend le temps de nous raconter les derniers entretiens entre le maître qui sait qu'il va être arrêté et ses disciples qui jusque là n'y ont pas crû. Au lieu de manger avec eux, il leur lave les pieds et leur donne les dernières recommandation. Juste après notre passage d'aujourd'hui, il fera encore une dernière prière avant de se rendre sur le lieu de son arrestation et de vivre sa Passion.
Il leur annonce donc leur peine et leur joie prochaine dans cet enchaînement de causes et d'effet qu'on peut avoir du mal à suivre. Il commence donc par leur dire que bientôt il disparaîtra à leurs yeux, ils le perdront, ils en auront de la peine mais que peu de temps plus tard, ils le verront à nouveau et qu'ils en auront de la joie. Vous avez évidemment reconnu l'annonce de sa mort et de sa résurrection. Ils seront tristes à cause de sa mort puis joyeux à cause de sa résurrection. Vous l'avez reconnu immédiatement mais pas les disciples. Eux en sont encore à se demander « de quoi il parle ? » « Qu'est-ce qu'il dit ? Nous ne savons de quoi il parle ».
Plus croyants que les disciples ?!
Et oui, les disciples de Jésus, ceux qui ont marché avec lui pendant trois ans, l'ont vu multiplier les pains, ressusciter Lazare, l'ont entendu sur la montagne parler de son Père, ont prié à ses côtés, l'ont entendu annoncer sa mort et sa résurrection, sont pourtant complètement désemparés au moment crucial, ils ne comprennent rien. Vous avez compris, c'est bien que vous êtes plus croyants que ne l'étaient les disciples.
C'est là un point absolument essentiel sur lequel nous devons nous arrêter. Je vous avait déjà dit qu'Albert Schweitzer disait cela souvent à ses auditeurs lors des cultes à St-Nicolas avant de partir à Lambaréné. Il disait que ses contemporains comprenaient mieux l'évangile que les disciples de Jésus tels qu'ils nous sont présentés dans les évangiles. À cela plusieurs raisons. D'abord le fait que nous venons après plusieurs siècles d'analyse théologique et d'histoire de l'Église. Nous sommes constitués par cette histoire et notre intelligence de l'évangile est formée par ces apports. Nous écoutons la parole du Christ avec une oreille formée par nos traditions théologiques que n'avaient pas les disciples. Deuxièmement, il manque aux disciples un fait essentiel : la croix et la résurrection. Nous sommes après ces évènements et forcément nous pouvons relire la vie et l’œuvre de Jésus à l'aune de la réalisation de ce qu'il avait annoncé. Nous avons donc une intelligence des choses mieux informée que la leur. Troisièmement et c'est à mon avis le point déterminant qui nous distingue des disciples, c'est que nous, contrairement à eux à ce moment-là, nous croyons en Christ.
Si nous venons au culte, ce n'est certainement pas pour assister à un spectacle, il ne se passe rien dans nos cultes. Nous ne venons pas y chercher de la reconnaissance sociale ou de l'avancement politique, aucun intérêt économique ou symbolique, aucune exaltation mystérieuse qui nous ferait participer à la vie ou à l'esprit du Christ, aucune alchimie étrange qui nous ferait entrer dans la transe des illuminés mais quelque chose de bien plus important que tout cela.
Revenons à nos disciples ! Comme ils ont manifestement du mal à comprendre, voilà que Jésus utilise une image particulièrement parlante, celle d'une femme enceinte qui est d'abord triste « parce que son heure est venue » puis joyeuse « de ce qu'un vivant soit venu au monde ». Je ne sais pas si celles parmi qui ont accouché ont ressenti la tristesse dont parle Jésus mais de son temps, la tristesse était en réalité la peur et l'angoisse non pas de perdre leur état de grossesse mais de perdre tout bonnement la vie. Il fallait que les femmes osent, prennent le risque de la mort pour pouvoir donner la vie. Il ne pouvait y avoir de vie sans présence inévitable de l'ombre de la mort. C'est cette réalité là qu'utilise Jésus pour expliquer à ses disciples qu'il doit lui aussi affronter la mort pour donner la vie. Affronter la mort pour donner la vie dans l'esprit à tous ceux qui croiront en lui, c'est-à-dire à nous. C'est nous qui sommes enfantés par sa mort et sa résurrection, c'est nous qui sommes dans la suite des siècles et des temps qui sommes au bénéfice de sa grâce, cette grâce qui nous a été donnée sans même que nous ne la demandions et encore moins que nous ne la méritions.
Les disciples sont « avant » tout cela. Et Jésus de leur annoncer ce qui viendra, cette joie qui ne pourra plus leur être enlevée, quoi qu'il arrive parce que tout aura été réalisé et sera accompli. Il les prépare à la perte, à sa propre disparition en leur disant que bientôt ils le verront à nouveau de la seule manière qui vaille, de la meilleure manière qui soit, c'est-à-dire avec les yeux de l'esprit et du cœur.
C'est ainsi que nous le voyons et c'est pourquoi nous sommes dans la joie. Parce que nous sommes « après » cette révélation de la présence de Dieu à nos côtés en Jésus-Christ par l'Esprit saint. Si nous sommes là, c'est que chacun d'entre nous, à un moment donné de sa vie, a reçu cette révélation et a compris que la parole du Christ était pour lui, pour lui donner « la vie, le mouvement et l'être », selon l'extraordinaire formule de l'apôtre Paul à Athènes.
Ce que nous venons chercher au culte et qui est plus important que tout ce que je mentionnais tout à l'heure, plus important que les choses étranges ou extraordinaires que d'autres croient y trouver, c'est la communauté des saints, rien de moins. Rien de plus mais rien de moins !
En effet, nous tous ici qui cherchons à vivre en cohérence avec notre foi, selon les principes de vie que nous discernons dans l'évangile, selon l'espérance de l'amour inconditionnel de Dieu pour toute l'humanité, nous vivons cela dans le secret de notre conscience et de notre cœur. Chaque jour, nous sommes confrontés au défi de manifester dans notre entourage notre appartenance au Royaume de Dieu, que ce soit dans notre environnement de travail, dans nos familles, dans les associations dans lesquelles nous militons, nous sommes une goutte fragile de ce Royaume de Dieu. Dans la solitude même de nos vies, nous avons parfois le sentiment de ne servir à rien, parce que le corps ou l'esprit sont affaiblis et pourtant nous gardons cette conviction de ne pas être seuls, d'être une part d'un ensemble bien plus grand que nous, cette réalité que nous appelons Royaume de Dieu.
Dans un très beau sermon de 1912, Albert Schweitzer définissait ainsi le Royaume de Dieu : « cela veut dire que l'esprit de Dieu et celui de Jésus, en tant qu'esprit saint, règne dans nos cœurs, subjugue l'humain en nous et souffle sur tout ce que nous vivons»1 et plus loin « L'unité de la religion et de la vie, voilà le commencement du Royaume de Dieu en nous »2.
C'est cela qui nous caractérise, cette volonté d'unir notre vie et notre foi. Cette cohérence dans tous les actes de la vie courante, où nous cherchons à insuffler la bonté de Dieu autour de nous, dans toutes nos relations courantes en, continue Schweitzer, se concentrant sur « les conditions naturelles du monde afin de les transformer »3. Voilà ce qu'est en réalité la « Nouvelle création » ! C'est rien de moins que la transformation du monde tel qu'il est, avec ses laideurs et ses scandales, avec ses mesquineries et ses lâchetés, et que là où nous sommes au moins, ces choses laissent la place à la bonté, à la miséricorde, à la justice et à la vérité.
Une ambassade du Royaume de Dieu
La Nouvelle création, c'est le Royaume de Dieu que nous instaurons autour de nous mais nous ne pouvons pas le faire seul indéfiniment. Nous avons besoin de nous rendre compte que nous ne sommes pas seuls mais que d'autres, avec nous et autour de nous, participent aussi à cette recherche du Royaume. Chacun d'entre nous doit prendre ses responsabilités, chacun prie seul, pour lui-même, même la reine d'Angleterre prie seule apprend-t-on dans une série fameuse4.
Mais c'est au culte que nous nous découvrons une communauté priante et agissante conjointement. C'est là que nous trouvons la force et le courage de continuer, modestement là où nous sommes à instiller ce Royaume de l'esprit, par l'adéquation entre nos comportements et l'intelligence que nous avons des paroles du Christ. C'est cela que ne voient que les yeux du cœur, c'est cela que ne peuvent voir que celles et ceux qui ont reçu le don de l'esprit, c'est-à-dire chacun et chacune d'entre nous, chacun à sa mesure et dans les conditions de sa propre vie.
J'ose le dire, chaque culte est comme une ambassade du Royaume de Dieu où nous ne venons pas chercher des règles et des commandements mais, je l'espère, un courage renouvelé, des principes et des imaginations nouvelles pour là où nous sommes, transformer les choses dans le sens de ce Royaume qui ne cesse de venir et d'abord dans notre vie parce que nous y trouvons surtout une communauté de personnes qui ont la même recherche. C'est cette communauté qui nous donne la force, qui nous soutient et nous encourage à changer le monde, même quand nous pensons ne pas pouvoir y arriver.
C'est ainsi qu'en Christ, la création devient nouvelle et qu'en Christ, nous devenons de nouvelles créatures et que toute chose devient nouvelle, à chaque fois nouvelle !
Roland Kauffmann, 30 avril 2023
1 Sermon du dimanche matin, 18 février 1912, en l'église Saint-Nicolas, « Le Royaume de Dieu ne consiste pas en parole, mais en puissance » - 1 cor. 4, 20)
in Une pure volonté de vie. Bibliothèque Albert Schweitzer 1, AFAAS 2012, textes traduits et présentés par Jean-Paul Sorg, pp. 171-179.
2 Ibid. p. 174
3 Ibid. p. 175, c'est moi qui souligne.
4The Crown, série originale Netflix, créée par Peter Morgan.
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