Roland Kauffmann, échange de chaire à Thann, le 19 mars 2023
Il est toujours un peu dangereux quand on est dans une vallée comme ici à Thann de parler de montagne qui s'effondrent ou de collines qui reculent comme nous y invite le prophète Ésaïe en ce jour. Vous qui êtes habitués à vivre au pied ou sur les montagnes comme nous le sommes aussi à Guebwiller pourriez légitimement vous demander ce qui est passé par la tête de ce prophète des temps anciens pour imaginer un instant que les montagnes pourraient s'effondrer. Elles font partie de ce qui est immuable, intangible, qui ne risque justement pas de disparaître !
Et pourtant, ce sont des choses qui arrivent ! Et le prophète le sait bien. Il sait bien qu'il arrive des éboulements qui sont parfois des catastrophes, que des pans entiers de la montagne peuvent glisser et s'écrouler au fond de la vallée et même les plaines ne sont pas à l'abri des mouvements de la terre comme l'actualité tragique en Turquie et en Syrie vient de nous le rappeler. Mais il sait aussi, Ésaïe, que la catastrophe est toujours limitée et Ésaïe s'y connaît en matière de catastrophe.
Il vit dans une époque terrible où les peines et les misères s'abattent sur le peuple d'Israël, sur le peuple de Juda et sur Jérusalem. Il voit le déferlement des armées ennemies, il voit l'impiété qui gangrène le peuple, il voit la désolation et la haine ravager le monde et, surtout, il voit le peuple oublier ce qu'il est, ce qu'il a été et ce qu'il devrait être. Le prophète n'est pas celui qui annonce l'avenir mais celui qui éclaire le présent, en décrypte le sens et lui donne une signification. Et il utilise cette merveilleuse image des montagnes qui reculent et des collines qui s'effacent. Aussi impossible que sont ces choses, aussi impossible est le retrait de l'Éternel.
« Un court instant, je t'avais abandonnée mais… » tout est dans ce « mais ». À l'indignation de Dieu devant les trahisons du peuple, qui sont nombreuses, répond une compassion éternelle qui prend la forme d'un pardon et d'une reconstruction toujours renouvelée. Ce que Ésaïe annonce, ce n'est pas un avenir radieux après bien des souffrances, c'est un présent fait de compassion et d'attention de Dieu envers son peuple.
Le Dieu d'Israël est un Dieu bien singulier dans le paysage des dieux antiques. Qu'il s'agisse des dieux égyptiens, des dieux perses, babyloniens ou grecs, ils sont soit capricieux soit colériques ; soit intervenants dans la vie des simples mortels soit indifférents à leurs misères, perdus qu'ils sont dans l'Olympe ou la lumière éternelle voire dans les ténèbres des enfers. Et voilà que Ésaïe parle d'un Dieu qui a de la « compassion », de la « bienveillance », littéralement dont « les entrailles se tordent » !
C'est ce que signifie ce tout petit mot qu'on aurait tendance à oublier devant le sublime des montagnes. Ce n'est pas n'importe qui qui parle, n'importe quel dieu : c'est celui qui a compassion de toi. Et le mot en hébreu est particulièrement évocateur: racham רָחַם, raw-kham’, c'est ce sentiment si particulier que l'on éprouve devant quelqu'un qu'on aime et à qui on ne sait pas trop quoi dire, quoi faire. C'est ce qu'éprouve l'amoureux au moment du premier rendez-vous ou même plus exactement avant de demander le premier rendez-vous.
Un Dieu qui se révèle à la fois en nous et hors de nous
On voit là toute l'intelligence d'Ésaïe. Il utilise des images si parlantes que tout le monde peut les comprendre et il mêle si finement le général et le particulier qu'il résume en deux phrases le grand mystère de la vie et de la foi. Ou là aussi plus exactement, plutôt que le mystère avec tout ce que ce mot porte de sens caché ou dissimulé, il résume en deux mots la grande révélation de la vie et de la foi.
Ésaïe n'est justement pas un prophète qui cacherait des choses, qui réserverait des informations, ce qu'on ne peut pas dire à tout le monde parce qu'il y a des initiés, des gens qui en savent plus que les autres. Vous connaissez ces endroits « où on nous cache tout, on ne nous dit rien », ces discours du genre « quand on sait ce qu'on sait, on a raison de penser ce qu'on pense ». Le complotisme qui gangrène aujourd'hui nos sociétés est le signe d'un monde malade, le refus de la transparence démocratique, l'indifférence politique et sociale, le retranchement de chacun derrière ses murs et ses certitudes sont autant de renoncements annonciateurs de catastrophe. À ne pas entendre la misère qui gronde, on s'expose à la colère.
C'est justement ce que refuse Ésaïe : il ne cache rien, il révèle ! Il ne réserve pas l'amour de Dieu à quelque uns qui en seraient plus dignes que d'autres, il l'offre à tous. Il ne rentre pas dans un décompte d'apothicaire du genre « si tu veux que Dieu t'aime et te pardonne, il faut d'abord que tu… fasse ceci ou cela ». Il ne parle pas non plus d'un Dieu mystérieux ou étranger, au-delà des cieux mais au contraire d'un Dieu aussi présent avec nous que le sont les montagnes que nous voyons et les entrailles qui se serrent.
Les images qu'il convoque pour parler de Dieu sont à la fois grandioses et profondément intimes, à la fois du domaine de ce qui nous est extérieur et de ce qui nous est intérieur. En effet, quoi de plus extérieur à nos sens que ces montagnes immuables, et quoi de plus intérieur que nos tripes qui nous font mal devant la détresse ou devant le bonheur.
Oui, nos tripes ! Ce petit mot de « compassion » n'a rien à voir avec ce que nous entendons aujourd'hui par ce même mot qui est souvent galvaudé justement parce qu'il est mis à toute les sauces. Le racham biblique c'est ce sentiment que l'on retrouvera dans le psaume 103 « que tout ce qui est en moi (qereb קֶ֫רֶב) bénisse l'Éternel. (…) comme un père à compassion (racham) de ses enfants, l'Éternel à compassion (racham) de ceux qui le craignent ». La compassion n'est pas une émotion froide, elle n'est pas non plus une vague idée qui nous donnerait bonne conscience. La compassion de l'Éternel nous tord les boyaux, littéralement elle fait mal au ventre.
C'est cette entièreté de l'être que Ésaïe veut nous faire retrouver. Cette mobilisation pleine et entière de notre personnalité dans ce que nous faisons au service de nos frères et sœurs dans le monde d'aujourd'hui. Car évidemment, que Ésaïe parle aux habitants de la Judée au Ve siècle avant notre ère n'a aucun intérêt s'il ne nous parle pas à nous aujourd'hui. À travers les âges et les époques, dans les situations qui sont les nôtres aujourd'hui, tout a changé, bien sûr. « On ne vit plus aujourd'hui comme il y a 2500 ans, les choses sont tellement plus complexes et puis on est maintenant tellement isolés, si faibles, si seuls, nos Églises on voit bien ce qu'il en reste pas grand chose, on veut bien avoir de la compassion pour ceci ou cela mais ça ne change pas grand chose, et de toute façon on ne peut pas réagir à toute la misère du monde, et que voulez-vous ma bonne dame, tout est fichu… »
Oui ! Le monde a changé depuis Ésaïe mais les montagnes, elles, n'ont pas changé, elles sont toujours là ! Comme sont toujours là nos entrailles et notre capacité d'émotion et de compassion active, notre capacité d'indignation et d'action. Peu importe que nous soyons peu nombreux pourvu que nous ayons les tripes ! Autrement dit le courage de nos convictions et de nos émotions. À celui qui renonce avant le premier rendez-vous, aucun bonheur n'est réservé ; à celui qui oublie de se mobiliser aucun secours ne viendra ; Nous avons tous autour de nous des situations, des personnes de chair et d'os, qui requièrent notre attention, qui ont besoin de nous. Peu importe que nous ayons peu de moyens et peu importe que nous ne sachions pas vraiment quoi faire et avec qui et pourquoi.
Ce que nous dit Ésaïe, c'est que nous avons l'essentiel de ce qu'il nous faut pour agir : nous avons cet amour pour le monde et pour les autres qui est l'essentiel de notre foi. Lorsque Jésus nous parle dans l'évangile de Jean de ce grain de blé qui doit mourir, bien sûr qu'il parle de lui, de sa passion mais il parle aussi de nous, exactement comme Ésaïe qui, lorsqu'il parle de la compassion de l'Éternel, parle en réalité de nous, de la compassion que nous devons avoir les uns pour les autres, les uns envers les autres et nous tous ensemble envers le monde qui nous entoure. Vivre en Christ, c'est comme lui, mourir à nos passions égoïstes, à nos passions tristes, à notre désespérance pour rechercher en toute choses le bien de l'autre, de notre prochain, de notre frère. Le christianisme est un altruisme radical et absolu. Parce que nous n'avons plus à nous préoccuper de nous-même, ni de notre vie ni de notre mort, nous pouvons entièrement nous préoccuper de celles et ceux qui sont dans le besoin, besoin matériel, spirituel, psychique, social, peu importe pourvu que tout notre être soit engagé.
C'est cela le message de l'Évangile au monde, ce que dit l'Éternel, non pas seulement à son Église mais au monde moderne : « les montagnes pourraient s'effondrer, mon amour ne s'éloignera pas de toi et de même, mes fidèles serviteurs, ceux qui portent le nom de chrétiens, ne se détourneront pas de toi ».
À nous de relever ce défi !
Roland Kauffmann
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