Guebwiller 22 octobre 2023
Roland Kauffmann
« Nous, bourgmestre et Conseil de la Ville de Mulhouse, faisons savoir à tous et à chacun, tant ecclésiastiques que laïcs, bourgeois et habitants de cette ville, quelque soit leur dignité et leur état, que le chrétien est liéà la Parole de Dieu, qu’il ne doit attendre son salut que de cette Parole et qu’il est tenu de conformer sa vie à la doctrine qui y est renfermée. (…). Nous (…) voulons que nos prêtres et clercs (…) n'enseignent et n'annoncent que le Saint Évangile et la doctrine du Christ, ou tout ce qui est contenu dans l'ancien et le nouveau testament (afin) que Dieu soit loué, que le peuple soit amélioré, la charité et la concorde chrétienne raffermies et qu'ainsi les fruits de la Parole divine croissent plus richement et dans toute leur diversité ».
Élisabetha et Barbara ! Savez-vous qui sont ces deux petites-filles ? Pour vous donner un indice, sachez qu'elles sont nées, l'une le 27 août 1805 et l'autre le 21 septembre de la même année. Vous aurez ainsi compris que Elisabetha et Barbara sont les deux premières baptisées de notre paroisse de Guebwiller durant l'année 1805. Et si je vous en parle aujourd'hui, ce n'est pas seulement parce que la petite Aria nous a été présentée mais c'est parce que nous entrons dans la semaine de la Réformation.
Cette semaine va culminer par le grand culte consistorial qui aura lieu dimanche prochain au temple Saint-Étienne à Mulhouse enfin rénové et dont la prédication sera assurée par le Président du l'UEPAL en personne, Christian Albecker. Durant cette semaine aura également lieu la grande journée d'Église le samedi 28 durant laquelle sera célébrée l'arrivée à Strasbourg du réformateur Martin Bucer en 1523 et aura lieu le colloque marquant le 500e anniversaire de la Réforme à Mulhouse.
Nous entrons donc ici à Guebwiller dans cette semaine de la Réformation par la petite porte ou peut-être par la seule qui vaille, celle de l'humanité et de la réalité concrète de ces deux petites-filles, Elisabetha et Barbara dont nous avons retrouvé les prénoms dans les archives de la paroisse. Malheureusement, leurs noms de famille sont difficilement lisibles et nous n'avons pas réussi à les décrypter. On ne sait pas non plus qui les a baptisé, certainement le premier prédicateur, embauché par les de Bary, un certain Martin von Brunn. Ce que nous savons, c'est que Martin von Brunn était également instituteur et c'était sans doute là sa fonction principale que d'être maître d'école. Était-il instituteur uniquement pour les enfants protestants ? Certainement ! À l'époque les différences confessionnelles sont importantes et il faudra attendre 1881 et les lois de Jules Ferry, pour rendre l'école « laïque et obligatoire pour les filles et les garçons ». On peut donc supposer que von Brunn était instituteur uniquement pour les protestants.
Mais ce qui est particulièrement intéressant dans cette histoire de la naissance de notre paroisse de Guebwiller, si on la rapporte au contexte de la Réformation, c'est de voir qui sont les acteurs de cette naissance. Ce n'est pas l'Église qui aurait décidé de créer, ici à Guebwiller une nouvelle implantation. Ce n'est pas non plus un pasteur qui aurait décidé d'en faire une terre de mission et de fonder une nouvelle communauté. L'histoire de notre paroisse est indissolublement liée au développement économique et industriel du Florival. Et ce qui est particulièrement marquant, c'est que l'initiative en revient à des laïcs au premier chef desquels la famille de Bary qui organise les premiers cultes au château de la Neuenbourg. La réunion des notables, autrement dit les industriels, de Bary, Bourcart, Schlumberger, Ziegler, Frey, demandera ensuite à l'Empereur l'autorisation de construire un « oratoire » et d'embaucher un pasteur. L'autorisation sera donnée le 12 janvier 1810 à la condition que ces mêmes demandeurs assurent tous les frais du culte « conformément à leur offre ». Il faudra attendre 1819 pour l'arrivée du premier pasteur Pierre Maeder, et 1824 pour l'inauguration du lieu de culte dans lequel nous sommes encore aujourd'hui.
Ce que j'aimerais vous faire remarquer c'est la similitude entre cette histoire guebwilleroise et la Réforme mulhousienne dont le document fondateur, c'est-à-dire l'ordonnance du 29 juillet 1523 vous a été distribué. Nous pouvons par ce biais réfléchir aux grandes caractéristiques du protestantisme helvétique dont nous sommes les descendants. En effet, les de Bary viennent de Bâle et sont apparentés à la famille Merian, Nicolas Schlumberger vient de Mulhouse, tous ces industriels protestants qui s'installent dans la vallée de la Lauch, à Guebwiller, Soultz, Buhl, Issenheim sont de cette culture que l'on n'appelle pas alors « calviniste » mais « réformée » ce qui pour eux signifie de la « confession helvétique ».
Or que nous montre cette fameuse ordonnance de Mulhouse ?
Elle est d'abord remarquable parce qu'elle émane de laïcs et non pas d'une autorité religieuse et il s'agit du Bourgmestre et du Conseil, autrement dit l'ordonnance émane directement de l'autorité civile qui prétend de la sorte contribuer à l'amélioration de la société par l'affermissement de la foi. Ce sera la même chose à Guebwiller où les élites locales s'adressent non pas aux autorités religieuses mais à l'autorité civile, à l'époque l'autorité impériale.
Un protestantisme civique
C'est la première révolution qu'introduit le protestantisme helvétique et que l'on trouve à Mulhouse en 1523 ainsi qu'à Zurich puis à Bâle puis à Guebwiller : la foi est une affaire trop sérieuse pour la confier aux ecclésiastiques et à l'Église ! Elle est affaire des hommes et des femmes qui ont entendu la parole de Dieu, ont entendu que cette Parole est l'annonce de la gratuité de leur salut et s'engagent désormais pour le Royaume de Dieu, c'est-à-dire, pour reprendre là encore les termes de l'ordonnance de Mulhouse «que le peuple soit amélioré, la charité et la concorde chrétienne raffermies et qu'ainsi les fruits de la Parole divine croissent plus richement et dans toute leur diversité ».
Il n'est pas anodin, à cet égard, que notre comité des notables de 1805 ait choisi un instituteur pour être prédicateur, l'instruction des enfants et des adultes n'est-elle pas la meilleure voie pour l'amélioration du peuple ? Comment développer l'intelligence de chacun et permettre à l'individu de vivre libre, émancipé de toute autorité non consentie ? La triste actualité récente nous rappelle que les intégrismes religieux s'attaquent toujours en premier à l'école et à ceux qui ont en charge d'enseigner l'esprit critique. Tous les totalitarismes politiques, toutes les tyrannies s'attaquent d'abord aux écoles. Et c'est peut-être un signe de gloire pour le protestantisme d'avoir, tout au long de son histoire, fait le choix exactement inverse : le choix de l'instruction pour permettre à chacun de maîtriser son existence, convaincu que c'est la meilleure voie pour « améliorer le peuple ».
« L'amélioration du peuple », voilà peut-être une expression qui heurterait nos oreilles : en quoi avons-nous besoin d'être « améliorés » ? Ne sommes-nous pas déjà à la pointe du progrès social et moral ? Et bien non justement. Le protestantisme du XVIe siècle a justement inventé cette notion de progrès social qui doit passer par l'amélioration morale des individus qui composent le peuple et la société : puisque la foi oblige chacun à se « conformer à la Parole », la vertu de chacun contribue au bien de tous, c'est ainsi que la confiance peut se construire parce que chacun devient crédible et fiable.
Nous sommes là au cœur de l'éthique protestante comme moteur de la transformation sociale. C'est dans la mesure où tous sont fidèles à la Parole de Dieu que chacun peut faire confiance à l'autre qui est censé se conformer comme moi à la Parole de Dieu. N'est-elle pas belle et particulièrement parlante cette image des « fruits de la Parole divine (qui) croissent plus richement et dans toute leur diversité », c'est un véritable idéal de croissance à l'image d'un jardin où se multiplient les essences. C'est en réalité un écosystème intellectuel et moral, fondé sur la foi en la gratuité et l'inconditionnalité du salut, accompli une fois pour toute en Jésus-Christ qui se met en place et dont nous avons les prémices dans l'ordonnance de 1523.
Cette conviction de la gratuité et de l'inconditionnalité du salut, entièrement réalisé en Christ est au cœur de la Réforme, c'est la grande re-découverte de Martin Luther en lisant la lettre de Paul aux Romains au chapitre 3 et particulièrement en son verset 28 « l'homme est justifié par la foi, sans les œuvres de la loi ». En affirmant l'incapacité de l'homme à faire le bien parce que « tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu » (3, 23), Paul insiste sur la conscience que nous devons avoir de ce que nous sommes, c'est-à-dire enfoncés dans la matérialité de nos besoins et dans l’égoïsme de nos intérêts. Parce que nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons penser qu'à nous-mêmes, la reconnaissance du péché signifie que notre jugement est par définition altéré par nos préoccupations égoïstes et que nous sommes ainsi incapables d'un véritable altruisme et d'un service de l'autre. Il faut une intervention extérieure pour changer notre esprit et nous tourner vers l'autre plutôt que vers nous-mêmes et ce sera « par le moyen de la rédemption qui est dans le Christ-Jésus » (3,25). Alors, et alors seulement selon l'apôtre Paul nos décisions peuvent devenir courageuses, libres, vertueuses, non plus de notre propre fait mais parce qu'elles sont désormais « lié(e)s à la Parole divine » comme nous le rappelle l'ordonnance de Mulhouse.
Tout m'est donné
La « justification gratuite par sa grâce » (3,24) signifie que nous n'avons plus rien à faire pour obtenir notre salut. Contrairement à ceux qui considèrent que nous serions sauvés par nos mérites, par notre observance de la loi ou par notre obéissance à une quelconque autorité religieuse, les protestants du XVIe, comme ceux qui ont fondé notre paroisse au XIXe considéraient que nos œuvres ne déterminent pas ce que nous sommes, ne décident pas de notre valeur ou de notre non-valeur.
Croire au salut par la grâce c'est accepter que le sens de ma vie m'est donné, qu'il me vient de quelqu'un de supérieur à tout ce que je peux imaginer et que par conséquent, la valeur de ma vie, de mon existence, ne dépend en aucune manière de mes réalisations mais uniquement de l'amour de Dieu pour moi, lequel amour ne dépend pas de moi mais est pleinement manifesté dans la vie, l’œuvre et le message du Christ-Jésus.
Alors qu'à l'inverse, croire au salut par les œuvres telles que le présentait l'Église de l'époque revenait à valoir ce que valent mes œuvres et si mes œuvres ne valent rien ou échouent, font naufrage ou sont mauvaises, c'est moi qui ne vaut rien, qui échoue, qui fait naufrage ou qui suis mauvais1. C'est ainsi qu'aujourd'hui encore, certains osent prétendre qu'il y a des gens qui sont quelque chose et d'autres « qui ne sont rien ». Cette inégalité, cette différentiation foncière entre les individus en fonction de leur état d'avancement sur l'échelle de la foi, voilà qui est totalement refusé par la Réforme et que l'on trouve en introduction de l'ordonnance de 1523 : « Nous (…) faisons savoir à tous et à chacun (…) quelque soit leur dignité et leur état que le chrétien est lié à la Parole de Dieu ». Aucune hiérarchie, aucune inégalité, aucune distinction, aucune discrimination, aucune exclusion d'aucune sorte ! Ce qui vaut pour les uns vaut pour tous les autres sans distinction d'origine, de classe, de niveau social ou de compétence, tous sont appelés à « conformer (leur) vie à la parole de Dieu ». Si nous ne sommes pas encore à l'égalité de la devise républicaine de 1789, celle-ci est néanmoins en germe dans cette révolution religieuse, morale, sociale et politique que fut la Réforme.
Il ne faut évidemment pas faire d'anachronisme et affirmer que la modernité serait entièrement issue de la Réforme et particulièrement de la réforme mulhousienne. Le chemin sera encore long, il dure jusqu'à aujourd'hui. Nos fondateurs étaient dans cet esprit propre au protestantisme helvétique dont l'ordonnance mulhousienne est caractéristique et c'est à nous qu'il appartient de maintenir vivant cet héritage spirituel, de le transmettre à nos enfants pour qu'il continue à croître et multiplier.
1 « l'être humain est ce qu'il fait » ou « l'être humain est ce qu'il reçoit », Guilhem Antier , « Les nouvelles indulgences : une actualité possible de Luther », dans Michel Bertrand (dir.), Les protestants 500 ans après la Réforme. Fidélité et liberté, Olivétan, Lyon, 2017, p.87, cité par André Gounelle, Théologie du protestantisme, p.174.
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