Matthieu 6, 1-18, Soultz, samedi 6 mai 2023
Roland Kauffmann
La réouverture de ce temple de Soultz est un événement !
Et comme souvent les évènements, ils sont surprenants parce qu'ils vont parfois apparemment contre le sens de l'histoire, qu'ils vont contre le vent. En effet, ouvrir à nouveau le temple de Soultz peut paraître surprenant au moment où la tendance générale dans nos Églises protestantes est plutôt de fermer des lieux de cultes pour se concentrer, d'autres diraient se réduire, dans quelques lieux centraux.
C'était d'ailleurs le cri du cœur d'une collègue apprenant notre projet qui s'est exclamé « On ferme partout et vous à Guebwiller, vous ouvrez un nouveau lieu ! ». C'était une exclamation de surprise joyeuse. Il ne s'agissait pas du tout d'une critique du genre « vous êtes fous » mais vraiment d'une satisfaction pour notre communauté. Mais ce qui est surprenant dans cette exclamation : c'est de désigner le temple de Soultz comme étant « nouveau ». Bien au contraire, cet endroit même s'il est plus récent que notre temple de Guebwiller est pourtant bien un « vieux » temple. Inauguré le 31 janvier 1937, il a vu grandir des générations d'enfants dont certains sont encore parmi nous aujourd'hui. On peut dire que notre « nouveau » temple est d'abord un « vieux » temple. C'est là que nous allons à contre-courant de l'expression courante, évangélique pourtant, qui veut qu'on ne mette pas de vin nouveau dans de vieilles outres (Mt 9, 17). Nous faisons l'inverse, nous mettons du neuf dans du vieux ou plutôt nous utilisons le « vieux » pour faire du « neuf ».
Peut-être parce qu'à l'inverse de ceux qui pensent qu'il faut toujours faire « autrement » pour faire « mieux », nous pensons ici à Guebwiller que les traditions, les choses anciennes, ne sont pas dépassées et qu'au contraire il importe de les préserver dans un monde qui bientôt ne saura plus où il va. Peut-être aussi parce que dans la tradition viticole qui est la nôtre, nous savons que c'est dans les vieux foudres que se fait le meilleur vin.
Si nous n'étions pas convaincus que le « vieux » permet de faire du « nouveau », c'est rien de moins que de l'évangile qu'il faudrait se passer. Et plus encore de l'ensemble de la Bible qui, pour le coup, est une parole pour le moins ancienne, qui remonte au fond des âges et à l'aube de l'alliance de Dieu avec l'humanité. Or nous croyons, et c'est la raison profonde de notre appartenance à l'Église, en la pertinence et en l'actualité du message biblique, en la vitalité de cette parole qui à la fois nous décrit qui nous sommes, ce que nous sommes appelés à être et ce que nous devons faire dans notre vie, à la fois quotidienne et dans ses grandes intentions.
Si, en Église, nous pensions qu'il faut toujours s'adapter au goût du jour et voguer au gré des modes et des courants, nous serions ballottés et désemparés. Notre tâche permanente est d'exprimer le message de l'évangile d'une manière qui soit compréhensible et accessible à nos contemporains. Une manière également qui corresponde aux besoins et aux attentes de nos contemporains.
Or de quoi avons-nous besoin aujourd'hui ?
Les sociétés changent, les conditions sociales, économiques et techniques sont bouleversées mais il y a une chose qui ne change pas, c'est l'humain. On a beau dire et croire que l'humanité vit dans le progrès permanent, il n'en reste pas moins que nous continuons à avoir les mêmes inquiétudes du lendemain, les mêmes angoisses au sujet de l'avenir de nos enfants, les mêmes anxiétés quant à notre destinée éternelle que nos ancêtres. Nous avons le même besoin d'équilibre entre liberté et sécurité, le même besoin à la fois de stabilité et de vitalité. C'est pour répondre à ce besoin d'équilibre que nous rouvrons notre vieux temple de Soultz, y chanterons des chants nouveaux, dans une manière un peu différente de l'habitude à Guebwiller. Ce sera la même chose qu'à Guebwiller mais avec peut-être une différence de tonalité mais avec la même confiance et la même tranquille assurance de faire partie d'une communauté joyeuse, priante et agissante.
Cette différence de tonalité viendra aussi de ce que je vous proposerai ici à Soultz une lecture suivie pour nos méditations de l'évangile. Ou plutôt une lecture en plusieurs volets, une exploration diverse de la même chose, du même texte que nous aborderons à chaque fois suivant un angle différent. Et ce texte, c'est évidemment pour rester fidèles à notre idée de reprendre à frais nouveau ce qui est le plus ancien, j'ai pensé qu'il serait bon de prendre le texte qui nous est le plus intime, le mieux connu, le plus habituel à telle enseigne qu'il arrive que nous n'y réfléchissions plus, à savoir le Notre Père.
Un texte ancien qui a toujours quelque chose à nous dire
Car s'il y a vraiment un texte ancien qui continue à structurer notre culture, c'est bien celui-là. Quand tout est oublié, c'est le dernier qui reste. Aujourd'hui encore, dans les cérémonies d'obsèques, c'est le dernier texte qui est encore plus ou moins récité par ceux qui ne mettent plus les pieds aux cultes depuis longtemps. C'est peut-être le dernier repère qui soit commun à ceux qui vivent l'évangile et à ceux qui en sont éloignés. Et encore, ceux qui viennent aux obsèques ou aux baptêmes ont au minimum un souvenir. Il faudrait étudier la permanence du Notre Père parmi ceux qui sont totalement déculturés et n'ont plus aucune attache avec la foi. En tout cas, même si c'est une pratique très minoritaire, on n'efface pas des siècles d'apprentissage et de récitation d'une telle prière par toute une société. Je constate que même ceux qui ne le connaissent pas du tout le retrouvent pour peu qu'ils soient guidés. De la même manière qu'on retrouve les paroles d'une berceuse ou d'une chanson populaire pour peu qu'on la chante ensemble.
C'est un des premiers points que je voudrais relever dans notre exploration du Notre Père qui se déploiera sur les cinq mois jusqu'à la fête des Récoltes en octobre.
Ce premier point c'est celui de l'importance de l'individu et de la communauté. Le Notre Père recherche l'équilibre entre l'individu et la communauté dont il fait partie, qu'il constitue et qui le constitue. Le Notre-Père est une prière individuelle que nous disons ensemble. Nous la disons à la fois dans le secret de nos chambres et dans la lumière de nos cultes. C'est une prière quotidienne et qui marque les solennités. Elle nous parle de nos besoins les plus pragmatiques, notre pain quotidien comme de nos aspirations les plus hautes, « pardonne-nous ». Elle nous prend tels que nous sommes, avec nos inquiétudes « ne nous soumets pas à la tentation » mais nous élève au-delà de nous-mêmes « nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés ». Nous la disons à voix haute ou à voix basse, nous la lisons ou la récitons mais toujours elle prend une autre couleur, une autre saveur. Il arrive que nous la disions machinalement comme on réciterait une formule, d'autre fois nous la disons avec attention, en pesant chacun de ses termes.
Toutes ces manières de dire, de réciter ou de lire le Notre Père sont bonnes. Même la récitation machinale sans y penser, parce qu'elle forme nos habitudes contribue à nous changer, à composer l’atmosphère de nos journées. On ne peut dire le Notre Père et ensuite vaquer à nos occupations sans y penser, on ne peut demander à ce que le nom de Dieu soit sanctifié et ensuite aller consulter son horoscope comme si de rien n'était. Les mots ont un pouvoir, ils nous changent parce que nous sommes d'abord et avant tout langage. Chacun et chacune d'entre nous est constitué d'un langage, de ce que nous disons de nous-mêmes et des autres. Plus que la réalité de notre corps ou de notre intelligence, c'est ce que nous disons qui nous qualifie et nous détermine dans la réalité de nos désirs et de nos intentions. Dire le Notre Père, c'est comme avec toute forme de prière, c'est un exercice de notre volonté. C'est dire ce que nous voulons « que ton règne vienne » et faire ensuite ce que nous avons voulu. Car on ne peut vouloir sans dire ce que l'on veut et chaque volonté doit se concrétiser pour être réelle et c'est le second point de notre exploration.
La naissance de la conscience
Le second point qui me paraît essentiel dans cette première phase de notre exploration – Vous avez vu qu'on n'entre pas encore dans le texte, ce sera pour la prochaine fois, d'abord on regarde le texte de loin, un peu comme on fait le tour d'une île avant de l'aborder. Le fait de prendre le temps d'étudier le texte suivant quatre épisodes permet justement de prendre cette distance, de nous mettre à bonne distance avec lui – le second point disais-je c'est justement de prendre la mesure, la juste mesure, de ce que le Notre Père fait en nous. Que nous le voulions ou non, que nous le disions avec attention ou non, il y a toujours un moment où les éventuelles contradictions viennent à notre conscience : je sais bien que j'ai du mal à pardonner mais le Notre Père m'en rappelle toujours la nécessité vitale. Il me fait comprendre que le pardon m'est aussi essentiel que le pain car de même que nous vivons du pain, autrement dit de tout ce qui est concret et matériel, nous vivons aussi du pardon, autrement dit de tout ce qui est idéal et spirituel.
C'est notre conscience qui est mise en jeu avec le Notre Père. C'est elle qui nous fait agir en cohérence, de manière conséquente avec ce que nous disons. Le Notre Père agit dans notre intimité, dans ce que nous avons de plus secret comme dans ce que nous avons de plus connu de ce que nous montrons aux autres. Et peut-être que l'ignorance ou l'oubli du Notre Père va de pair avec l'ignorance et l'oubli de soi qui caractérise notre société contemporaine. Oublier le Notre Père revient d'une certaine manière à oublier de vouloir agir dans le monde et à être le jouet des évènements, des modes et des courants. Dire le Notre Père, c'est au contraire, affirmer notre volonté d'agir au plus près de notre conscience et au plus loin de nos intérêts. Je veux dire par là que le Notre Père fait la synthèse parfaite entre ce dont nous avons besoin et ce qui est notre responsabilité, autrement dit entre ce qui est notre droit et ce qui est notre devoir. Nous verrons que cet équilibre entre Droits et Devoirs est au cœur de la prière comme l'est aussi l'équilibre entre ce qui relève de Dieu et ce qui relève de l'Homme dans ce subtil rapport constant dans l'évangile entre ces deux réalités. Le ciel et la terre, Dieu et l'homme, le proche et le lointain, l'intime et le public, la piété individuelle et la liturgie publique.
Cet équilibre entre toutes les dimensions qui nous constituent, voilà le premier point qu'il nous faut retenir dans notre exploration et la mise en mouvement, la transformation de notre vie, cette inspiration constante qu'est pour nous le Notre Père, voilà le second point important pour aujourd'hui.
Pour conclure provisoirement notre exploration, je voudrais rappeler que le Notre Père est le patrimoine commun à toutes les communautés chrétiennes. Il n'est pas de chrétien, de quelque obédience que ce soit qui ne dise et ne récite le Notre Père, avec parfois des formulations un peu diverses mais c'est l'un des seuls textes qui fasse réellement consensus que l'on soit chrétien catholique romain, orthodoxe russe ou byzantin, charismatique, protestant libéral, évangélique, baptiste ou anabaptiste, croyant à la trinité ou pas, croyant à la résurrection ou pas, croyant à la vierge Marie ou à l'inspiration littérale des écritures, quelles que soient nos confessions, nous disons tous le Notre Père et nous pouvons le dire ensemble en conscience.
Il n'y a qu'une chose qui soit impossible, des adversaires voire des ennemis peuvent dire ensemble le Notre Père mais on ne peut jamais les y obliger comme on ne peut jamais se servir du Notre Père pour imposer à des victimes de pardonner à leurs bourreaux car le Notre Père est toujours un chemin vers soi et vers l'autre. Et un tel chemin ne peut jamais être pris qu'en parfaite liberté et se servir du Notre Père pour abolir la liberté serait une parfaite contradiction avec ce qu'il est. Ce que nous verrons la prochaine fois.
Roland Kauffmann
Comments