Guebwiller 5 mai 2024 – retour sur la retraite des confirmands
Tout au long de cette semaine passée, nous sommes allés avec les catéchumènes à la rencontre de grands témoins de la foi. Des hommes et des femmes des temps passés mais aussi présents qui, poussés par leur foi en l'amour de Dieu ont consacré leur vie à l'amour du monde et des hommes.
Ce grand voyage à travers le temps et l'histoire s'est tout entier déroulé en Alsace ou dans sa proximité proche, à Bâle. C'est là que nous avons foulé les rues qui avaient été foulées au XVIe siècle par le grand humaniste Érasme de Rotterdam qui a vécu dans la grande ville rhénane, havre de paix et de tolérance de 1521 à 1529. Il a pourtant fui la ville au moment où elle a basculé dans la fureur et le désordre et n'y revenir qu'à la toute fin de ses jours et y être enterré en la cathédrale en 1536.
Nous y avons aussi rencontré Sébastien Castellion, cherchant refuge à Bâle en 1545 en raison de ses différences d'interprétation de la Bible avec Jean Calvin et qui plus tard, au moment où Jean Calvin commettra le crime de brûler à son tour un présumé hérétique osera le dénoncer en déclarant « tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine, ils tuaient un être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle », maxime à inscrire en lettres de feu sur nos temples au moment où resurgissent de nombreuses formes d'intolérance religieuses.
Nous avons fait un bond de deux siècles en nous rendant au Ban de la Roche sur les pas du pasteur Jean-Frédéric Oberlin qui arrivant dans cette région à la fin du XVIIIe (1767) pour y rester jusqu'à sa mort en 1826 résolut de lutter de toutes les forces de sa foi contre l'ignorance qui produit la misère. Encore un bond d'un siècle pour suivre Albert Schweitzer, théologien, philosophe, musicien et médecin parti en 1913 fonder le premier hôpital humanitaire pour servir aux populations indigènes du Congo, actuel Gabon.
Puis retour à notre époque en rencontrant les sœurs du Hohrodberg, installées là depuis 1979 et accueillant dans leurs maisons toutes celles et ceux qui ont besoin d'une pause pour se recueillir et se ressourcer. Une vie de prière dont elles ont su montrer à nos catéchumènes que c'était une vie de liberté et de service. Et pour finir, nous avons fait un saut dans l'avenir en découvrant au Climont le projet ABC-Climont qui projette de recréer dans les années qui viennent un grand centre de réflexion théologique et philosophique orienté vers l'engagement dans la société.
Quels sont les points communs de tous ces personnages, qu'il s'agisse d’Érasme, de Castellion, de Oberlin, de Schweitzer, des sœurs du Hohrodberg ou des porteurs du projet ABC-Climont, notre collègue la pasteure Alexandra Breukink et son mari, le théologien Chris de Oude van Troostwick ?
Il y a d'abord une extraordinaire cohérence dans l'esprit de tous ces lieux et ces grands personnages, non seulement parce qu'ils s'inspirent réciproquement les uns les autres, ABC-Climont se réclamant explicitement d'Érasme de Rotterdam justement dans son nom « ABC » signifiant « Ars Bene Credendi » l'art de bien croire, transposition de la phrase d'Érasme « Ars bene Vivendi » l'art de bien vivre. Non pas croire ni vivre dans une forme d'orthodoxie ou de soumission à une pensée unique qui serait qualifiée de « bonne » mais une manière de croire qui soit utile, qui serve le monde, qui fasse du bien, non à soi-même mais au monde dans lequel la foi est un arbre qui doit produire du fruit de vie. Exactement l'intention d'Albert Schweitzer qui ne s'embarque pas pour Lambaréné par goût du voyage ou de l'exotisme mais pour servir de manière gratuite et désintéressée les populations indigènes que ce soit par les soins du corps et de l'âme ou par la recherche philosophique et théologique. C'est alors que Lambaréné est en pleine activité qu'il publie ses ouvrages majeurs que ce soit dans le champ philosophique1, théologique2 ou politique3. Engagement et recherche intellectuelle vont de pair.
Albert Schweitzer qui se déclarait lui-même influencé par l’œuvre de Jean-Frédéric Oberlin dans son intention d'amener aux populations délaissées de ce coin de vallée, les lumières de la foi et les lumières de la raison. Les connaissances encyclopédiques de ce pasteur perdu au fond de sa vallée mais qui transmettait aux paysans et à leurs enfants, des connaissances à la fois utiles pour leur subsistance comme l'art de nommer les plantes, car « nommer c'est connaître et donc savoir si c'est bon ou mauvais » mais aussi des connaissances dont ils pourraient faire l'usage ailleurs comme l'astronomie, l'optique ou les sciences naturelles car l'enfant du Ban de la Roche ne devait pas être attaché à sa terre mais devait pouvoir vivre et travailler ailleurs si besoin.
Quant à Sébastien Castellion, s'il a dû fuir la Genève calviniste, c'est au nom du principe de la liberté de croire ou de ne pas croire. Lui, qui était profondément croyant et pieux, traducteur de la Bible dans une version totalement nouvelle et plus innovante encore que celle de Luther ou de Zwingli, défendait le droit de tous à rechercher par eux-même dans la lumière de la raison les conséquences de la foi, quitte à être dans l'erreur, pourvu qu'on recherche la vérité ensemble. C'est ce profond libéralisme qui l'a conduit à fuir ses adversaires et à rejoindre ce havre de tolérance qu'était redevenue Bâle et où il savait retrouver l'esprit d'Érasme qui toute sa vie avait refusé de se soumettre à un dogme ou à une vérité toute faite et a consacré toute son énergie à donner aux autres les moyens de rechercher la vérité dans les textes bibliques plutôt que dans les déclarations des autorités, qu'elles soient impériales, papistes ou luthériennes.
C'est ensemble qu'il faut chercher, qu'il faut croire, qu'il faut comprendre en confrontant les points de vue et en acceptant que l'autre, parce qu'il est aussi appelé par Dieu a aussi reçu l'Esprit et que ces valeurs sont universelles voilà le point commun entre tous.
Mais ce qui les unit peut-être encore plus profondément se trouve sans doute dans ce psaume que nous avons lu tout à l'heure et dont le verset 14 se trouve justement sur la plaque d'entrée de la maison des sœurs du Hohrodberg : « Tes œuvres sont admirables, Et mon âme le reconnaît bien. »
C'est aussi l'un des versets choisis par l'une de nos catéchumènes pour son verset de confirmation dans sa version longue « Je te loue de ce que je suis une créature si merveilleuse. Tes œuvres sont admirables, Et mon âme le reconnaît bien. » Voilà ce qui unit les sœurs du Hohrodberg, le projet ABC-Climont, Albert Schweitzer, Jean-Frédéric Oberlin, Sébastien Castellion ou Érasme de Rotterdam : c'est la conviction intense et profonde de la beauté du monde et de toutes les œuvres de Dieu. C'est parce que Dieu est créateur du monde qu'il faut le connaître et en explorer tous les secrets qu'il s'agisse des vertus des plantes au Ban de la roche ou les mille forme de vie de la philosophie du respect de la vie ou encore utiliser la raison pour comprendre le monde et la place que chacun d'entre nous avons à y occuper : « tes œuvres sont admirables » alors admirons-les, connaissons-les.
Ce qui unit encore Schweitzer, Oberlin, les sœurs, Castellion, ABC-Climont, Érasme, c'est la conviction que « je suis une créature merveilleuse ». Le psaume fait ici un pas de côté par rapport à la foi d'Israël. Celle-ci s'intéresse uniquement à la place de l'homme dans la création mais non pas à l'homme en tant que « créature » proprement dite. Dire que l'homme est une créature, c'est dire qu'il ne se fait pas lui-même, qu'il ne dépend pas que de lui-même mais qu'il trouve sa source et son origine en un Autre qui le dépasse.
Dire que l'homme est une créature « merveilleuse », c'est reconnaître qu'au-delà de nos ténèbres, de nos faiblesses, de nos inquiétudes, la vérité de notre être est lumineuse. C'est ainsi que commence le psaume « Tu me sondes et tu sais », tu sais ce que je suis, tu sais ce que j'ignore de mes raisons et de mes motivations profondes. Et la seule chose que je dois savoir, c'est que ma vie, mon présent, mon avenir, ne dépendent ni des fatalités ni des conditions sociales, politiques ou matérielles mais qu'elles dépendent de ta bonté et de ta charité à mon endroit.
Cette piété profonde, cette conviction profonde à la fois de l'universalité de l'amour de Dieu pour le monde et l'humanité et l'extraordinaire confiance et gratitude permanente de l'individu croyant, c'est cette alliance entre confiance et humilité que les sœurs ont si bien présentée « Dieu pourvoira et en toutes choses, dans les bonnes et les mauvaises circonstances de l'existence commencer par Le remercier de ce qu'il nous donne à vivre et y apprendre ce qu'il veut que nous fassions ».
Pour Schweitzer, c'était partir à Lambaréné. Pour Oberlin, c'était construire des écoles. Pour Érasme, rechercher comment être chrétien dans un monde qui déjà avait oublié l'Évangile. Pour Castellion, c'était accepter tous les sacrifices pour rester intègre et fidèle. Pour ABC-Climont, chacun doit rechercher et trouver puis construire son propre Lambaréné, là où il est pour répondre à l'appel de Dieu.
Un appel que les sœurs ont entendu, qu'elles ont écouté au point de consacrer leur vie à l'accueil inconditionnel et gratuit de l'autre car elles voient en chacun, quelle que soit sa situation, non pas un homme ou une femme, non pas un croyant ou un incroyant, non pas un protestant ou un catholique, non pas ceci ou même cela, mais avant tout, et même s'il ne le sait pas lui-même, une « créature merveilleuse ».
Cette profonde piété, cette spiritualité de l'inconditionnalité et de la liberté toute entière orientée vers l'action et l'engagement au service de l'autre au nom de la foi, pour servir et non pour contraindre, pour bâtir et non pour emprisonner, pour rechercher la vérité, la justice et la bonté en toutes choses : « je te loue de ce que tu… je le reconnais bien ». Voilà ce que nous espérons que nos catéchumènes auront retenu de leur retraite.
Roland Kauffmann
1 Kulturphilosophie. Verfall und Wiederaufbau der Kultur, Bern 1923.
2 Die Mystik des Apostels Paulus, Mohr, Tübingen, 1930, trad. : La mystique de l'apôtre Paul (traduction de l'allemand par Marcelle Guéritot), éd. Albin Michel, Paris, 1962.
3 Paix ou guerre atomique, éd. Albin Michel, Paris, 1958, 60 p. (discours radiodiffusés).
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