Roland Kauffmann
Il y a quelque jours de cela, nous avons reçu avec notre sacristain, une entreprise de chauffage venu faire un devis pour le contrôle de nos installations. Rien de plus commun que ce genre de choses mais la personne chargée d'affaires me posa une question étrange au détour d'une chaudière. Non sans s'excuser puisqu'elle avait bien conscience que sa question n'avait rien à voir avec sa mission.
Elle me dit « voilà, je suis chrétienne et je voudrais savoir quelles sont les différences avec vous les protestants ! ». Curieux de savoir à mon tour ce qu'elle entendait par « chrétienne », il est apparu qu'elle voulait dire « catholique » et qu'elle faisait ainsi un amalgame assez courant entre ces deux notions : être catholique et être chrétien. Comme si le catholicisme était la seule manière d'être chrétien et si les protestants et les autres confessions chrétiennes, nous n'étions pas tout à fait chrétiens. Vous imaginez bien qu'entre deux chaudières, je n'ai pas pu lui expliquer toutes les différences pouvant exister entre protestantisme et catholicisme mais j'ai essayé au moins de la rassurer en lui disant que nous sommes autant chrétiens que ne le sont les catholiques. Je ne sais si j'y suis parvenu, Dieu seul le sait car ces choses sont désormais entre ses mains.
Mais cette question n'est de loin pas anodine puisque nous y sommes chacun et chacune d'entre nous régulièrement confrontés et que nous sommes tous appelés à rendre compte de notre foi et de notre appartenance au protestantisme. Et cette question est doublement d'actualité. D'abord à court terme puisque nous allons bientôt nous retrouver à l'église Saint-Léger pour un temps de célébration commune avec nos amis de la communauté de paroisse saint André Bauer. Et je tiens à saluer chaleureusement les membres de la chorale Sainte-Cécile qui nous ont rejoint ce matin après la messe et qui nous feront chanter tout à l'heure. Au moment de prier ensemble et d'affirmer notre unité, il est important de relever ce qui nous distingue et nous caractérise justement pour savoir quelle richesse nous apportons dans la corbeille.
Nous allons prier dans 15 jours pour l'unité mais que voulons-nous dire par là ? Personnellement, je rends grâce qu'il n'y ait pas une seule Église, unique dans sa doctrine et sa pratique, unifiée sous l'autorité d'un seul chef, qu'il soit de Rome, de Genève ou de Wittenberg. Je rends grâce qu'il y ait une Église catholique romaine et des Églises protestantes. Je rends grâce qu'au sein même du protestantisme nous soyons divers et différents, qu'il y ait notre Église réformée mais aussi l'Église sous les Platanes ou l'Église Josué ou encore les Adventistes. Qu'il y ait au sein du protestantisme des Églises qui se réclament de Martin Luther, d'autres de Jean Calvin, d'autres de Wyclif, d'autres des mouvements de réveil du XIXème siècle. Le Seigneur a voulu que nos Églises soient riches de diversité. Il en va de même au sein même de nos paroisses. Parmi nous certains sont plutôt de tradition calviniste stricte, d'autres ont une éducation luthérienne, d'autres encore ont une sensibilité dite « évangélique ». L'unité de la communauté que nous formons et l'unité que nous représentons avec la communauté de paroisse se manifeste dans le respect et l'amour mutuel que nous avons les uns pour les autres, la compréhension et l'attention, l'écoute et la franchise que nous avons les uns envers les autres.
L'unité ne doit jamais être confondue avec l'uniformité. C'est précisément parce que nous sommes différents que nous nous enrichissons les uns les autres.
Il n'en reste pas moins qu'il importe de réfléchir toujours à nouveau à ce que nous sommes, à ce qui nous identifie dans le grand concert des religions et des confessions chrétiennes. Et je voudrais saisir l'occasion de la commémoration cette année du 500ème anniversaire de la Réforme à Mulhouse pour entamer aujourd'hui une série de méditations sur cet événement majeur de notre histoire. À raison d'une prédication par mois tout au long de l'année, nous ferons un large tour d'horizon des caractéristiques du protestantisme aujourd'hui en réfléchissant ensemble à ce qui l'a fondé. Rassurez-vous, je ne vous ferai pas un cours d'histoire, j'ai écrit des articles sur le sujet et je vous y renvoie avec plaisir 1.
L'ordonnance du Magistrat de Mulhouse du 29 juillet 1523 est la borne de cette Réforme mulhousienne. Il ne faut cependant pas imaginer que Mulhouse soit devenue protestante comme nous l'entendons aujourd'hui du jour au lendemain. Il a fallu un long processus et ce n'est finalement qu'après un épisode de guerre civile en 1587 qu'on pourra dire que Mulhouse est vraiment devenue un ville entièrement protestante. Cependant l'ordonnance pose déjà les bases essentielles qui caractérisent le protestantisme.
Et il faut remarquer qu'il ne s'agit pas de doctrine. Le magistrat ne dit pas ce qu'il faut croire ou ne plus croire, ce sera l'affaire de la Confession de foi de 1537, il ordonne simplement deux choses : que dorénavant les célébrations soient faites en allemand et de manière intelligible. L'intention étant que ce qui y est dit soit compréhensible par tous. Il interdisait de fait les messes basses, dites si vite et à voix basse que personne ne pouvait rien entendre et l'usage du latin hormis pour les formules purement liturgiques. Textes et prières devaient être dites dans la langue parlée par tous et non plus uniquement dans la langue savante des clercs et des lettrés.
La deuxième chose qui est prescrite par l'ordonnance c'est que les sermons soient désormais tous fondés sur l'Écriture, sur les textes bibliques, de l'Ancien ou du Nouveau Testament. Ce qui est ici refusé, ce sont les commentaires des textes des conciles ou des sentences plus ou moins morales qui faisaient la théologie de l'époque. Les sermons ne devaient plus être des répétitions des textes écrits par les évêques ou par des théologiens mais une véritable méditation et explication des textes de l'Évangile.
Explication des textes bibliques et méditation sur la manière dont ils peuvent inspirer notre vie chrétienne dans la réalité quotidienne, voilà les deux principes sur lesquels le protestantisme va se construire. Nous avons là un point commun à toutes les Églises protestantes. Elles affirment toutes la primauté de l'Écriture comme source et fondement de la foi. La Bible, telle qu'elle est disponible et reçue, est la seule autorité qui puisse diriger la vie spirituelle du protestant. C'est le tout premier des cinq principes dont se réclament toutes les Églises protestantes et que l'on appelle du terme latin « Solae » : Sola Scriptura, Solus Christus, Sola Gratia, Sola Fide et Soli Deo Gloria : l'Écriture, Par le Christ seulement, la Grâce seule, par la foi seule et à Dieu seul, la gloire.
Mais nos amis catholiques qui sont ici aujourd'hui pourraient à bon droit s'en réclamer également. Il est évident que pour vous aussi la Bible est la référence ultime de la foi et que l'Église catholique n'a pas attendu Luther pour lire la Bible. Bien au contraire. Les grands théologiens de l'âge d'or de l'Église catholique que sont saint Thomas d'Aquin, saint Bernard, Guillaume d'Ockham, saint François d'Assise ou saint Dominique ont tous et toujours fondé leur théologie sur leur lecture de la Bible. De même dans les grands livres de piété du Moyen Âge, ce sont les récits bibliques qui sont au cœur de ce qu'il faut lire et croire. Et aujourd'hui encore dans vos messes et célébrations, la Bible a une place éminente dans les lectures et prières tout comme dans les encycliques et recommandations de vos papes et de vos évêques. Est-ce à dire que vous seriez devenus protestants ?
L'immense différence introduite par la Réforme protestante au XVIème siècle et dont l'ordonnance mulhousienne est caractéristique, c'est dans l'accès au texte biblique lui-même qui doit être garanti à tous, quel que soit le niveau d'instruction et de connaissance. La diffusion du texte biblique, ses traductions en langues parlées, en allemand, en anglais, en français et, puisqu'il faut être capable de la lire et de la comprendre, les efforts d'instruction et surtout d'alphabétisation dans les régions gagnées par le protestantisme sont les premières innovations.
Ce qui change avec la Réforme c'est à la fois le statut du texte et celui du lecteur du texte et cela vient directement de ce verset de l’épître de Paul à Timothée que nous avons lu tout à l'heure : « Toute Écriture est inspirée de Dieu ». Autrement dit, c'est à travers le témoignage des grands auteurs et personnages bibliques, Moïse, les prophètes, Samuel, David, les disciples et les apôtres que Dieu se révèle par son Esprit. L'inspiration des Écritures ne signifie pas qu'elles auraient été écrites de la main même de Dieu mais qu'elles sont le résultat de la rencontre ou plus exactement de la révélation de Dieu à des individus particuliers dans leur existence concrète et historique et que cette expérience nous est relatée, nous est racontée d'une manière à la fois proche de nous et compréhensible.
Et c'est à partir de notre propre rencontre, de notre propre révélation de Dieu dans notre existence que nous lisons alors les textes bibliques et qu'ils deviennent Parole de Dieu pour nous. C'est la rencontre de l'Esprit de Dieu avec notre esprit qui fait du texte biblique autre chose qu'une légende, une chronique des temps anciens ou de la littérature. C'est l'Esprit qui parle à notre esprit et nous permet d'oser notre interprétation du texte à partir de notre expérience. Ce ne sont plus des « autorités » qui peuvent nous dire ce qu'il faut croire ou comment il faut lire, ce ne sont plus les papes ni les conciles ni les évêques ni les pasteurs ni les Églises mais c'est dans l'intimité, dans le secret de notre conscience, là où se fait la rencontre avec Dieu, dans la prière et la méditation, dans notre expérience absolument unique et personnelle que se construit notre compréhension des textes bibliques. En mobilisant toute notre personnalité, notre intelligence, notre sensibilité, notre raison, nos a-priori, nos joies et notre histoire, notre existence et nos projets, le texte devient Parole de vie, devient une expérience qui structure notre vie, oriente nos actions. Si toute Écriture est inspirée de Dieu, c'est aussi par l'Esprit de Dieu que l'Écriture devient inspirante pour notre existence quotidienne. La Bible n'est pas « La Parole de Dieu » mais elle le devient lorsque j'y rencontre mon Seigneur et mon Dieu.
C'est ce que dit Martin Luther dans un discours absolument fondamental pour l'avenir de ce qu'allaient devenir les Églises protestantes. Convoqué devant l'Empereur et les autorités civiles et religieuses, on lui demande si il maintient ses affirmations doctrinales ou si il se rétracte et il déclare « je n'ajoute foi ni au pape ni aux conciles (…) -, je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu. Je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr ni honnête d'agir contre sa propre conscience. »2.
L'invention du protestantisme, c'est cette inspiration de la conscience individuelle : cet Esprit de Dieu qui parle à notre esprit, l'informe, l'instruit et le nourrit. Cette affirmation que nul ne peut croire à notre place ni nous dire ce qu'il faut croire pour être sauvé mais que c'est à chacun, dans le secret de sa conscience, d'ouvrir son esprit pour que l'Esprit de Dieu s'y révèle.
Pourtant, en matière « d'invention », Luther et les autres réformateurs n'ont en réalité jamais fait autre chose que précisément retrouver les principes déjà énoncés dans les textes bibliques depuis le début de l'histoire d'Israël, depuis que Dieu a commencé à se révéler à son peuple. Exactement comme le prophète Ézéchiel le promettait à ses auditeurs : "Je vous donnerai un cœur nouveau, et je mettrai en vous un esprit nouveau; j’ôterai de votre corps le cœur de pierre, et je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai mon Esprit en vous, et je ferai en sorte que vous suiviez mes ordonnances, et que vous observiez et pratiquiez mes lois ».
Mais ce qui va être déterminant pour définir le protestantisme c'est la volonté des Réformateurs de donner directement accès au texte biblique aux fidèles et c'est pourquoi tant Luther que Calvin ou Zwingli vont commenter les textes bibliques plutôt que de commenter les commentaires qu'en ont fait les théologiens des temps passés car le maître mot du protestantisme, ce n'est pas « croire » mais « comprendre ce que l'on croit » et c'est à cela que sert le Sola Scriptura.
Roland Kauffmann
À moins d'avoir été convaincu par des témoignages tirés des Écritures ou par une raison évidente – car je n'ajoute foi ni au pape ni aux conciles seuls, puisqu'il est clair qu'il se sont souvent trompés et qu'ils se sont contredits eux-mêmes -, je suis lié par les textes de l'Écriture que j'ai cités, et ma conscience est captive de la Parole de Dieu. Je ne peux ni ne veux me rétracter en rien, car il n'est ni sûr ni honnête d'agir contre sa propre conscience. Dieu me vienne en aide, Amen Luther devant la diète de Worms, 18 avril 1521, in Luther, Matthieu Arnold, Fayard, 2017, p. 223.
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