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Roland Kauffmann

Fêter les récoltes en 2022 - 9/10/22


Guebwiller 9 octobre 2022 - Fête des Récoltes & Noces d'or des époux Hermann


Il arrive que nos Églises soient taxées de conformisme, voire même de compromis avec l'esprit du monde. Il arrive que nous soit reprochée une certaine connivence voire même une compromission avec des mouvements qui ont plus à voir avec la mode qu'avec l'évangile. Certains pensent que nos Églises protestantes sont trop tièdes dans leur dénonciation de certains modes de vie qui détruisent l'humain dans l'homme ou qui détruisent la nature et, ce faisant, détruisent également l'humain à travers la nature. Il y a des mouvements au sein de l'Église et en dehors qui voudraient que nous soyons plus en rupture avec l'esprit du temps pour affirmer une exigence morale et éthique qui soit à la fois plus ouverte pour les uns aux différences de genre, de sexualité, d'alimentation et pour d'autres exactement à l'inverse plus respectueuse d'un ordre social, moral, historique que parfois nous croyons exister de toute éternité.

Entre ceux qui veulent que notre Église rompe avec le Siècle pour plus d'ordre ou pour plus de libertés, la voie est étroite, non pas satisfaire les uns ou les autres, mais pour rester fidèles à l'évangile. Cet évangile qui nous réunit, nous libère et veut faire de nous des hommes et des femmes dignes de l'amour de Dieu tel qu'il s'est manifesté dans la vie, les paroles et les actes de Jésus-Christ. Rappelons toujours que nous ne devons rien aux modes ni aux pouvoirs et qu'en Église, nous n'avons pas à rechercher un discours qui plaise au plus grand nombre mais que nous avons à chercher ensemble la manière dont l'Éternel Dieu se révèle à l'humanité dans tous les domaines de notre vie.

Ni discours de rupture donc ni discours de conformisme dans la parole que nous échangeons en Église. J'ai pris ces précautions parce que le texte d'aujourd'hui est presque scandaleux tant il est justement en rupture avec le discours ambiant. Vous l'avez entendu dire par une personnalité extrêmement haut placée, si haut placée que je n'ai pas besoin de la nommer : « le temps de l'abondance, c'est fini ». Il est certes toujours bon que les présidents de la République découvrent les réalités d'une large part de la population, il n'est jamais trop tard mais le Deutéronome nous dit exactement le contraire : voici venir le temps de l'abondance.

Vous avez découvert comme moi que le grand principe de vie protestante qu'est la sobriété, certains parlent même « d'austérité protestante », est devenu la baguette magique qui doit nous permettre collectivement au moins de passer l'hiver. Intention, ô combien louable, et que nous pouvons saluer comme une victoire de l'esprit protestant mais voilà qu'au contraire nous entendons le Deutéronome nous dire « L'Éternel ton Dieu va te faire entrer dans un bon pays, (…) pays où tu mangeras du pain sans avoir à te rationner, où tu ne manqueras de rien ». N'est-ce pas un nouveau paradis qui nous est ici décrit ? D'autant plus que cette parole de l'Éternel est adressée à un peuple qui sort du désert où il a connu d'énormes privations et autres misères, obligé de se rationner et de se contenter de cette espèce de farine que l'on appelle la manne, obligé de boire de l'eau minérale ; toutes privations que l'auteur du texte veille à leur rappeler : souvenez-vous de vos privations et réjouissez-vous de l'abondance qui vient.

N'est-ce pas là un texte subversif à notre époque où l'on reparle de rationnement ? Les plus anciens d'entre nous se souviennent de ces années de privations, de tickets, de cet immédiat après-guerre où la vie était parfois encore plus dure que pendant la guerre tant les choses étaient désorganisées. Ma génération s'en souvient encore parce que nos parents nous l'ont raconté et voilà que la génération d'aujourd'hui risque d'y être confrontée à son tour. Et, à côté de ce réalisme, voilà l'évangile de Marc qui nous raconte cet épisode extraordinaire de Jésus qui, à partir de rien, nourrit une foule au-delà même de ses besoins. Ce faisant, en nourrissant la foule de ces pains et de ces quelques poissons, Jésus voulait signifier que ses disciples allaient entrer avec lui dans la terre promise depuis l'aube des temps par Dieu son père.

L'Éternel Dieu nous promet d'entrer dans ce bon pays. Pays où rien ne manque, ni la subsistance pour nos corps ni les matériaux pour nos objets, où il suffit de se baisser pour se servir. Quel contraste pour ces Hébreux qui ont passé 40 ans dans le désert et dont les pères étaient esclaves en Égypte. Aucun de ces Hébreux qui vont rentrer en Canaan n'a connu l'esclavage, Josué, leur guide après la mort de Moïse, est le dernier survivant de la sortie d'Égypte. Le passé est mort, l'avenir est ouvert et il ne reste plus qu'à en jouir.

Est-ce vraiment comme cela que ça s'est passé ? Dans la description de ce pays fabuleux où tout va de soi et coule de source, il y a quelque chose d'essentiel, de bien plus important que l'abondance du nécessaire et du superflu. Il y a la nécessité de la reconnaissance : « tu béniras l'Éternel ton Dieu pour le bon pays qu'il t'a donné ». « Gardes-toi d'oublier », « prends garde d'oublier » ! À côté de l'énumération des richesses du pays qui vient, il y a cette répétition permanente de la nécessité de se souvenir à qui nous devons cette abondance de biens. À tel point que finalement ces choses sont secondaires, elles nous sont nécessaires, vitales mêmes pour certaines, mais l'auteur du Deutéronome veut nous rappeler qu'il y a quelque chose de bien plus important encore ; C'est cette attitude fondamentale de reconnaissance envers l'Éternel pour ce qu'il nous donne.


Et il y a quelque chose de particulier dans cette promesse. Je vous l'ai dit, elle se trouve dans le Deutéronome, or le « Deutéronome », c'est littéralement la « deuxième loi » ou plus exactement la deuxième rédaction de la loi. Le Deutéronome a ceci de particulier qu'il a été écrit bien après les autres livres qui racontent la sortie d'Égypte et l'entrée en terre promise. Les auteurs et les auditeurs du Deutéronome connaissent l'histoire et il savent bien que les choses ne se sont pas passées exactement comme ils l’espéraient. Et pourtant, ils regardent en arrière et avec cette fois un regard lucide et conscient, ils disent encore et encore leur reconnaissance pour ce que l'Éternel leur a donné. Leur vie a été dure, les soucis n'ont pas manqué, et pourtant malgré tout cela, c'est encore et toujours de reconnaissance qu'il s'agit. Peut-être que l'on ne peut vraiment être reconnaissant que lorsque l'on connaît les difficultés de l'existence.


Ce que font les auteurs du Deutéronome, en redisant les conditions de l'Alliance entre l'Éternel Dieu et le peuple d'Israël, ce n'est finalement pas autre chose que ce que vous faites, Antoinette et Raymond, en célébrant avec nous vos Noces d'or. Vous vous souvenez de ces deux jeunes amoureux que vous étiez en 1972. Vous étiez riches de promesses, d'espérances et vous vous faisiez la promesse d'une vie d'abondance de joies où rien ne vous manquerait ni pour vous ni pour vos enfants. C'est ce qu'espèrent évidemment tous les jeunes mariés et la vie se charge de nous ramener à la réalité avec son lot de ronces et d'obstacles. Pourtant, et c'est pourquoi vous êtes ici, pour vous redire l'un à l'autre vos promesses, vous n'avez jamais cessé de vous souvenir de ce que l'Éternel a voulu vous donner. Vous êtes restés l'un et l'autre fidèles à cette promesse échangée de chercher à donner à l'autre le meilleur que l'on peut, en faisant les efforts nécessaires pour se faire l'un à l'autre et cueillir l'un pour l'autre les fruits de cette terre promise, de cette terre d'abondance de joies que devrait toujours être la vie de couple.

Comme les auteurs du Deutéronome, vous avez compris que le plus important ce ne sont finalement pas ces biens qui nous sont toujours extérieurs, que ce qui compte, ce n'est justement pas l'abondance de biens mais l'abondance d'amour et de partage. Que le bronze qui est promis dans cette terre d'abondance n'a aucune valeur comparé au soutien que l'on peut s'apporter dans la vie commune. Vous avez compris que ces sources abondantes, ce pays d'olivier et de miel, ne sont jamais qu'une image de la complicité, de la tendresse et du besoin réciproque que les époux ont, ou en tout cas devraient, avoir l'un de l'autre.

Arrivés à cinquante ans de vie commune, vous êtes, Antoinette et Raymond, avec nous les témoins du fait que ce qui compte, c'est bien plus l'attention que l'on s'accorde l'un à l'autre, c'est la dignité et le respect que l'on éprouve pour l'autre et qu'au cœur de tout cela, il y a cette attitude profonde de reconnaissance envers l'autre pour ce qu'il nous donne. Si les époux sont image de la relation entre l'humanité et l'Éternel, vous êtes l'image de la fidélité à la promesse reçue et donnée et de la conscience que vous avez que ce n'est pas grâce à vous. Comme nous y invitent les auteurs du Deutéronome, vous vous gardez bien de dire en votre cœur « ma force et la vigueur de ma main m'ont acquis ces richesses » mais au contraire, vous vous souvenez que c'est l'Éternel Dieu qui vous a soutenus, accompagnés et réconfortés tout au long de votre vie commune dans les bons et les mauvais jours.

Aujourd'hui que nous avons amené à la table de communion les fruits de nos jardins ou de l'épicerie du quartier pour ceux qui n'ont pas de jardin, nous faisons la même chose que vous. Nous nous souvenons que nous ne possédons rien que nous n'ayons reçu et que la première chose que nous ayons à faire, ce n'est pas de travailler pour accumuler toujours plus de biens mais d'ancrer au plus profond de nous-même cette attitude de reconnaissance foncière envers l'Éternel pour ce qu'il nous donne.


C'est aussi, comme vous l'avez fait dans votre vie de couple, comprendre que ce ne sont pas les choses extérieures qui importent. Les signes extérieurs de richesse ou d'abondance apportent évidemment de la joie mais risquent aussi de nous faire oublier d'où ils viennent. Lorsque nous croyons que nos biens viennent de notre labeur, de la force et la vigueur de nos mains, nous oublions aussi ce que nous devons au labeur des autres. Nous risquons d'oublier que dans nos sociétés contemporaines, personne ne se suffit à soi-même et que notre abondance vient toujours d'un autre. À ce titre-là, le véritable message subversif du Deutéronome ce n'est pas de parler d'abondance alors que le discours ambiant est à la sobriété. La subversion du Deutéronome c'est de nous rappeler qu'autant qu'il est en notre pouvoir, nos biens ne doivent pas être le fruit de l'exploitation d'autres hommes ni de la destruction du monde ni de l'accaparement par un petit nombre de ce qui est commun à tous. Elle est là la véritable rupture avec l'esprit du monde.

Dire que l'abondance des biens nous est donnée par l'Éternel signifie pour le Deutéronome que la jouissance de ces biens doit se faire dans la reconnaissance envers lui. Or il ne peut y avoir de reconnaissance envers l'Éternel sans justice, sans redistribution, sans solidarité et sans partage. Voilà ce que nous signifions en ornant notre table de ces récoltes.

Nous ne sommes pas comme les anciens qui apportaient des offrandes aux dieux pour les nourrir et recevoir en contrepartie des récoltes abondantes parce que nous savons que l'Éternel notre Dieu n'en a pas besoin. Ce qu'il nous faut cultiver, les véritables récoltes que nous devons apporter autour de la table, ce ne sont certes pas nos courgettes ni nos concombres, ni nos fleurs. Nous ne nourrissons pas notre Dieu mais nous manifestons la valeur cardinale que sont pour nous le partage et la solidarité. Tous ces fruits et légumes seront donnés au Rimlishoff pour les réfugiés ukrainiens qui y sont accueillis.

Ce qu'il nous faut cultiver et que nous devons apporter autour de la table de communion, c'est ce que l'apôtre Paul appelle les fruits de l'esprit, à savoir « l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la foi, la douceur, la maîtrise de soi » (Galates 5, 22). Voilà les véritables récoltes que nous devons amener à la table de communion et pour lesquelles nous pouvons manifester de la reconnaissance. Et quelle plus belle manière de manifester notre reconnaissance envers l'Éternel notre Dieu qu'en cultivant, chacun pour soi mais pour en faire profiter les autres, ces fruits de l'esprit qui sont la véritable subversion éthique de l'évangile dans notre époque.

Alors que tout nous incite à la confrontation, à l'impatience, à la compétition et aux débordements des passions, cultivons la bonté et offrons de la joie à toutes celles et ceux qui croisent notre route. C'est ainsi qu'à leur tour ils pourront rendre grâce à l'Éternel notre Dieu.


Roland Kauffmann




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