"J'ai mis devant toi une porte ouverte que nul ne peut fermer, (…) tiens ferme ce que tu as, afin que personne ne prenne ta couronne."
Il y a quelques jours de cela, j'entendais à la radio, le célèbre historien contemporain, l'un des plus grands que compte notre époque en France aujourd'hui parler de son enfance ou plutôt de sa jeunesse. Patrick Boucheron, car c'est de lui dont il s'agit, déclarait que tout son effort, tout son travail, toute son énergie était dédiée à une seule chose « Ne pas décevoir le jeune homme que j'ai été. » (1)
Ses propos ont particulièrement résonné en moi. Nous avons à peu près le même âge, nous sommes en tout cas de la même génération et nous avons baigné dans les mêmes espérances et les mêmes luttes. Nous sommes de cette génération qui a vu s'effondrer le mur de Berlin, en novembre 1989, la libération de Mandela en février 1990. En quelque mois, nous qui avions la vingtaine à cette époque nous avons vu une extraordinaire accélération de l'histoire. Nous sortions de la glaciation qu'avait représenté la guerre froide. Nos enfances et nos adolescences avaient été marquées par les coups d'état en Amérique du Sud, les désastres du Vietnam, l'invasion russe en Afghanistan en 1979, le coup d'état de Jaruzelski en Pologne en 1981. Vous qui êtes catéchumènes aujourd'hui ne pouvez pas vous souvenir de ces choses dont seuls les vieux parmi nous se souviennent encore.
À bien y regarder, le monde d'aujourd'hui avec son cortège de guerres, de coup d'État et d'invasion russe, ressemble finalement beaucoup à celui que nous avons connu. Et certains parmi nous, qui sont nés dans les années 30 se souviennent encore d'un temps encore plus ancien et encore plus terrible.
Mais ce qui était extraordinaire, ce qu'ont vécu nos anciens dans les années 45-50 et notre génération au tournant des années 90, c'est que l'avenir s'ouvrait à nouveau. Quelque chose redevenait possible, la paix universelle et l'harmonie entre les hommes paraissaient à portée de mains. Nous avions vu les luttes de ceux qui fuyaient les dictatures, nos Églises avaient accueilli durant les années 80, de nombreux réfugiés venus de tous les pays du monde. Des pasteurs nous racontaient ce qu'ils avaient subi au Chili, en Argentine, en Afrique du Sud, en Allemagne de l'Est, en Roumanie, au Sri Lanka, au Cambodge. Les années 70 et 80 pour ceux qui s'en souviennent ont été dans nos Églises en Alsace et en France une époque d'effervescence et de résistance contre toutes les oppressions partout dans le monde. Et voilà cette magnifique espérance qui se lève en Allemagne de l'Est, durant la période de l'Avent 1988, avec ces veillées organisées dans les églises à Leipzig, ces milliers de lumières brandies par des hommes et des femmes ordinaires, avec la police à la porte des églises, la prison pour beaucoup et finalement, ces lumières allumées en décembre ont fait tomber le mur en novembre de l'année suivante.
Bien sûr que les choses n'ont pas été si simples que je les raconte aujourd'hui. Bien sûr que les causes de l'effondrement de l'Union soviétique ont été nombreuses et multiples, bien sûr que le monde n'est pas devenu du jour au lendemain un paradis terrestre, bien évidemment et ni Patrick Boucheron ni moi ne voudrions que vous ayez cette idée fausse. Au contraire, son travail d'historien et mon travail de pasteur et de prédicateur, c'est justement de remettre en forme toute la complexité des choses, de chercher à comprendre les enchaînements, de décrypter les causes et les effets, d'essayer de savoir pour comprendre et de comprendre pour pouvoir agir.
Mais on peut quand même se souvenir de cela au moment où nous allumons nos bougies dans nos foyers et dans nos temples aujourd'hui. Cette couronne de l'Avent et toutes ces lumières de Noël doivent nous rappeler cette autre lumière qui est venu bouleverser le monde. Pas seulement les lumières de Leipzig en 1988 mais aussi celle qui est entrée dans le monde lors de cette naissance que nous nous préparons à célébrer la nuit de Noël.
Ranimer la flamme
Ce n'est pas le « petit Jésus » qui naît à Noël dans la paille fraîche, ce n'est pas le « bon Dieu » qui vient recevoir la myrrhe et l'encens des rois mages ni même le chant des bergers. Ce dont nous nous souvenons à chacune de nos bougies allumées, c'est de cette formidable espérance d'un monde nouveau, d'une nouvelle terre et d'un nouveau ciel, qui naît dans la nuit de Noël. Espérance d'un monde qui se remet en marche, d'une libération du peuple et de chaque individu, espérance d'une communauté qui voit cesser ses souffrances et se remet à construire, cesse d'avoir peur et de craindre l'avenir.
Bien des années plus tard, alors que le souvenir du Christ commence à s'estomper, que la puissance de Rome a ravagé la Palestine et dispersé les communautés juives et chrétiennes tout autour du monde alors connu, un vieil homme que l'on peut imaginer dans la solitude, juste encore entouré de quelques fidèles veut raconter cette époque extraordinaire, qu'il a vécu. Il est un des derniers survivants de cette aventure et le seul à avoir accompagné Jésus jusqu'au bout, jusqu'au pied de la croix. Et il se souvient, un peu comme Patrick Boucheron et moi, de cette espérance un peu folle d'un monde où chacun pouvait croire en sa propre dignité parce qu'il était relevé, sauvé par ce Jésus venu nous apporter la lumière.
Jean, car c'est de lui, qu'il s'agit aura écrit un évangile, le roman de la vie de Jésus où il raconte tout ce qu'il a vécu et partagé avec le maître. Il aura écrit des lettres aux Églises et voilà, à la fin de ses jours, qu'il entreprend sa grande œuvre : ce sera l'Apocalypse, le dernier livre, le livre ultime, celui qui contiendra la grande révélation de ce que signifie la venue de Jésus, celui qu'il appelle le Christ et nous avec lui. Ce mot de « Apocalypse » signifie « Révélation ». Il est destiné aux fidèles pour décrypter, analyser et comprendre le monde qui les entoure et leur donner une explication de ce qui se passe, des choses cachées depuis la fondation du monde et qui se manifestent aujourd'hui.
Et ils en avaient bien besoin, ces chrétiens de la fin du siècle. On leur avait dit que Jésus allait revenir bientôt, c'est écrit dans l'évangile de Luc par exemple, nous l'avons entendu. Les prophètes annoncent le temps de la fin, de l'établissement du royaume de Dieu qui se lève pour rétablir son peuple comme l'a annoncé Ésaïe que nous avons également entendu. Mais rien ne vient, au contraire de l'espérance attendue, ne viennent que les persécutions et les ennuis. À quoi bon courir tous ces risques ? À quoi ça sert de vouloir être chrétien alors qu'il y a tellement plus à gagner à être ceci ou cela, à courir après les modes et les succès, les tendances et les complots de chaque jour ? À quoi bon courir le risque d'être au mieux moqué, humilié, raillé et au pire, battu, emprisonné, tué si rien ne vient ? N'avons-nous pas mieux à faire en faisant comme les autres ? Plutôt que de lutter pour un monde meilleur, ne devrions-nous pas nous rallier aux puissants et aller dans le sens de l'histoire et nous satisfaire du monde tel qu'il va ? Choisir le camp du plus fort, de l'empereur Néron à Rome, de Poutine à Moscou, de Xi Jinping à Pékin ou de Trump en Amérique ?
Voilà les questions que se posent les chrétiens dans la seconde moitié du premier siècle, alors que l'apôtre Paul, Pierre, et tous les autres sont morts de mort violente et qu'il ne reste plus que l'ancêtre, l'ancien, Jean qui raconte des visions terribles et que Jésus lui-même semble nous avoir oublié en oubliant de revenir.
Rester fidèle coûte que coûte
« Tiens ferme ta couronne », voilà ce que dit l'ange, le Saint, le Véritable, autrement dit Jean à son lecteur et à nous aujourd'hui, ou pour le dire encore autrement « n'oublie pas ce qui t'a soulevé, ce qui t'a bouleversé et t'a donné de l'espérance ». « J'ai mis devant toi une porte ouverte que nul ne peut fermer », c'est une manière de dire que malgré les apparences, malgré les difficultés et toutes les raisons qui nous font penser au déclin, au remplacement, à la disparition de tout ce qui comptait pour nous, cette folle énergie des débuts, tout cela n'est pas inéluctable à la condition que comme nous y invite encore Patrick Boucheron nous soyons « toujours redevables envers la jeunesse ». C'est-à-dire que nous œuvrions en toutes choses pour vous. Non seulement, vous les jeunes qui avez aujourd'hui quinze-seize ans mais aussi pour nous, pour nous tous qui avons un jour eu quinze-seize ans.
Cette petite flamme que nous allumons, dimanche après dimanche, sur notre couronne de l'Avent, c'est aussi ranimer la flamme qui était la notre dans notre jeunesse et nous souvenir de tout ce que nous espérions alors. Entretenir et cultiver en nous cette Parole qui nous transportait et doit encore le faire aujourd'hui. C'est cela qui compte : « le ciel et la terre passeront », dit le Christ « mais mes paroles ne passeront pas ». le temps passe, l'âge passe, les régimes politiques, les conditions sociales, le climat tout change et c'est dans l'ordre des choses qu'elles changent et qu'elles se transforment indéfiniment mais une chose demeure, une seule parole, un seul discours ne change pas et reste éternellement vrai : l'amour de Dieu !
Voilà la Révélation qui se déploie dans le livre que nous appelons l'Apocalypse. Non pas la destruction du monde et de tout ce qu'il renferme dans un cataclysme inévitable voulu par le créateur du ciel et de la terre ; non pas la victoire ultime des forces du mal, de l'oppression économique et politique, non pas la déshumanisation du monde sous le coup de la technique ou son effondrement sous le coup du dérèglement climatique. Tout cela peut arriver, bien sûr et le livre de l'Apocalypse ne se privera pas de descriptions justement appelées « apocalyptiques » qui ne sont d'ailleurs pas sans évoquer ce qui est arrivé dans les kibboutz le 7 octobre dernier. D'ailleurs les terroristes qui ont perpétrés ces atrocités le savent bien et ils font tout pour que cela arrive et leur but est justement de nous faire renoncer à tout ce que à quoi nous croyons, de nous faire renoncer à notre humanité pour leur donner raison.
Une série contemporaine, Games of thrones, le disait à sa manière « Winter is coming » ! Aujourd'hui, nous vivons sous la menace du chaos recherché et entretenu par les prophètes de malheur et les artisans de la haine. Ne les laissons pas gagner ! Voilà ce que dit l'Ancien à l'Église de Philadelphie, c'est-à-dire à l'Église qui est aujourd'hui à Guebwiller « parce que tu as peu de puissance, parce que tu as gardé ma parole, parce que tu n'as pas renié mon nom ».
Nous nous sentons à bien des égards comme cette Église. Nous avons, comme elle, bien peu de puissance manifeste, en tout cas aux yeux du monde mais nous en avons une, qui ne dépend que de nous ! C'est d'être en toute chose, dans les petites comme dans les grandes, dans les choses du présent comme de l'avenir, fidèles à cette parole d'un amour absolu pour tout ce qui vit, en nous et autour de nous, voilà quelle est la porte que « nul ne peut fermer ».
Roland Kauffmann, Guebwiller, 10 décembre 2023
Patrick Boucheron, Grand Canal, France Inter, 4 décembre 2023, https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/grand-canal/grand-canal-du-lundi-04-decembre-2023-4190137
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