Guebwiller 17 novembre 2024 – vente paroissiale
Jugement dernier, Psautier à l'usage de Westminster, 1101
Certains d'entre vous à l'écoute de ce texte de l'évangile de Matthieu auront peut-être été surpris tellement il est loin de l'angélisme dans lequel nous avons parfois l'habitude de voir la personne de Jésus et à l'inverse le pessimisme avec lequel nous appréhendons le monde et les choses. Une vision binaire nous affecte en effet souvent lorsque nous voyons en Jésus le messager d'une paix universelle et d'un pardon largement accordé à tous ceux qui se déclarent chrétiens voire plus largement encore à tous les hommes. Et d'un autre côté, nous regardons le monde et son actualité avec les yeux d'une biche effrayée devant des phares de voiture et ne trouvant plus son salut qu'en la fuite et nous-aussi, effrayés par le dérèglement du monde, nous pouvons avoir tendance à trouver notre salut dans la fuite hors du monde en nous désintéressant de sa marche.
D'autres peut-être sont surpris par le ton de Jésus qui nous paraît ici bien loin de l'esprit des béatitudes. Souvenez-vous, au début de l'évangile et donc selon Matthieu qui nous raconte sa vie suivant un ordre chronologique, Jésus avait dit « heureux les pauvres en esprit, le royaume des cieux est à eux ». Une suite de paroles fortes, belles et encourageantes, propres à inspirer une vie faite de vertus, de liberté et de vérité. Et le voilà maintenant, toujours d'après Matthieu, à la fin de sa vie. Il est dans cette chambre où il vient de partager son dernier repas avec ceux qui l'ont suivi sur toutes les routes de Galilée, depuis Capernaüm jusqu'ici à Jérusalem, qui ont tout quitté pour partager cette grande espérance du royaume offert aux pauvres en esprit. Et ils sont là, avec lui, encore et toujours. Certes il en manque un, celui qui vient déjà de sortir pour chercher les soldats qui vont arrêter Jésus.
L'heure est grave
Nous sommes donc avec eux, autour de cette table. Une image de celle que nous allons pour beaucoup d'entre nous partager tout à l'heure ? Non bien sûr, car la table de notre communauté aujourd'hui est une table de joie et de communauté, de rencontre et de fraternité. Tandis que la table où sont Jésus et ses disciples est une table de gravité car s'y disent les dernières paroles, celles qu'il faudra retenir lorsque chacun, et Jésus en premier seront allés à la rencontre de leur destin.
Matthieu a retenu ces paroles ou plutôt il a compilé ses souvenirs tels qu'ils s'étaient transmis dans les communautés depuis la mort de Jésus et parmi ses souvenirs, les discours de la fin ont une force particulière en raison de leur charge dramatique.
Que nous dit donc Jésus dans cette parabole des brebis et des boucs ? D'abord, il ne faut surtout pas y voir une distinction de valeur entre les brebis qui seraient bonnes par nature et les boucs qui seraient mauvais par nature. Il part d'une généralité et il distingue dans cette généralité, deux groupes, comme le fait un berger. C'est un peu la limite de l'image, elle nous fait penser que les deux groupes sont constitués par des caractéristiques naturelles, préétablies et déterminantes. Comme si les brebis étaient bonnes parce qu'elles sont des brebis et les boucs mauvais parce qu'ils sont des boucs.
De même, ce n'est pas parce qu'il met les uns à sa droite, celles qui vont être jugées bonnes et les autres, ceux qui vont être condamnés, à sa gauche qu'il faut y voir une préférence politique de quelque sorte que ce soit. Jésus ne choisit évidemment pas entre la droite et la gauche au sens partisan du terme. Simplement il faut bien, pour que l'image fonctionne, qu'il les mette de part et d'autre. Et dans ces cultures manuelles, où on mange avec les mains, il y a une spécialisation des fonctions. On fait les choses nobles avec une certaine main et les choses vulgaires avec une autre. Et comme la majorité des êtres humains sont droitiers, la main « noble » est la droite, c'est celle qui porte l'épée, celle avec laquelle on se salue et celle que l'on met dans le plat commun ; la gauche est réservée aux choses de la vie disons plus « naturelles ». C'est un usage culturel dont il ne faut pas tirer de conclusions éthiques.
Voilà donc deux groupes de nations. Et là aussi, nous sommes dans une certaine culture. Une culture où le peuple, la communauté historique et politique, constituée ici des descendants de tels pères fondateurs, est le cadre mental. Les individus n'y comptent pas, ils doivent être fidèles à l'héritage du peuple, à ses pères fondateurs : Abraham, Isaac et Jacob pour les juifs ou tel ancêtre mythologique, Romulus et Remus pour les Romains pour ne prendre qu'un seul exemple. Voilà pourquoi Jésus alors qu'il s'adresse à des individus, ses douze disciples lors de leur dernier repas change de perspective. Il leur parle non plus de lui ni de leur vie en commun mais du temps futur, celui où le Fils de l'Homme viendra en majesté dans la gloire de ses anges. Quand Jésus convoque cette image du Fils de l'Homme en gloire, il n'invente rien, il reprend simplement la croyance des juifs de son temps qui, depuis les prophètes, attendent ce Fils de l'Homme comme une anticipation du Royaume de Dieu. Mais pour lui, ce n'est pas pour dans un lointain futur, c'est pour très bientôt. Pour Jésus le temps du jugement des nations est arrivé, le Royaume de Dieu est pour demain.
Ranimer l'espérance
Et c'est cette espérance du Royaume que l'évangile de Matthieu, bien des années plus tard veut ranimer. Cela fait des décennies que les chrétiens attendent cet événement annoncé et ces propos de table de Jésus que rapporte Matthieu ont justement pour but de donner un ens à cette attente. De l'expliquer de manière, non pas à passer le temps et à prendre son mal en patience, mais au contraire à le remplir de manière à donner du sens à cette attente. Le temps de l'attente dans lequel nous sommes encore aujourd'hui est un temps où nous savons ce que nous devons faire et pourquoi nous devons le faire.
Et Jésus de décrire ces diverses choses. Je ne reviens pas sur le détail des six conditions humaines qu'il utilise pour décrire la vie bonne et juste : nourrir l'affamé, désaltérer celui qui a soif, être hospitalier à l'étranger, vêtir le démuni, soigner le malade et libérer celui qui est injustement détenu, vous aurez remarqué que je décline ces verbes d'action : il ne suffit pas seulement de « visiter » le malade, ce que Jésus a en tête, ce n'est pas la visite de courtoisie mais la prise en charge du malade. Il ne s'agit pas non plus de libérer tous les prisonniers, certains y ont toute leur place, ce sont les victimes de l'arbitraire, comme Cécile Koehler qui sont ici concernés.
Je ne reviens donc pas sur le détail de chacune de ces vertus ni sur leur inverse. Je retiens simplement la différence majeure entre les unes et les autres. Avez-vous en effet remarqué la surprise des réprouvés ? De ces nations qui s'étonnent de ce qui leur est reproché ? C'est là que Jésus est un conteur hors pair. Il ne les condamne pas à priori en raison de leur nature ni même en raison de leurs actes. Parce que si les boucs avaient su que ces pauvres, ces nus, ces affamés étaient l'image de Dieu, ils auraient évidemment agi différemment. Leurs intentions sont bonnes à l'égard du divin, ils veulent servir Dieu en la personne de son fils. Mais ce qu'ils ne savent pas, c'est justement cela : que ces pauvres et délaissés, démunis et affaiblis, vaincus par la vie, dépouillés de dignité et de leur liberté, sont l'image du Fils de l'Homme et que c'est à la mesure de notre attitude envers eux que notre vie prend sa signification, qu'elle se juge elle-même. À ses lecteurs, d'hier comme aujourd'hui, Matthieu ne parle pas de l'avenir ni du jour lointain de la venue du Fils de l'Homme. Il leur parle, il nous parle de ce que nous avons à faire aujourd'hui, ici et maintenant, non pas pour espérer être sauvés et mis du bon côté au jour du jugement mais justement parce que nous sommes sauvés par la promesse du Christ. Ce n'est pas pour notre salut que nous devons faire le bien auprès des plus petits mais parce que nous sommes sauvés par sa grâce.
Voilà ce que nous dit Jésus par la voix de Matthieu dans ces derniers propos : ce n'est pas la fin des temps qui est ici en jeu mais ce que nous faisons aujourd'hui du temps qui nous reste dont nous ne savons, heureusement, ni le jour ni l'heure ! Les lecteurs de Matthieu ont vécu l'immense catastrophe de la destruction de Jérusalem et du temple, ils ont vraiment cru que leur dernière heure était arrivée. Ils voient tous les jours de nouvelles persécutions se produire, de nouveaux dangers pour la vie quotidienne et la tentation est grande de faire comme la biche effrayée dont je parlais tout à l'heure, s'enfuir, se réfugier hors du monde, loin de tout et se désintéresser de la marche du monde pour essayer de sauver sa peau et de se réfugier dans les consolations de la religion.
Contre l'indifférence
Or que dit Jésus, toujours à travers Matthieu ? C'est de relever la tête et de prendre courage. La différence entre les deux groupes, entre les sauvés et les réprouvés, c'est celle entre l'attention et l'indifférence. Ce que reproche Jésus aux boucs, c'est leur indifférence au sort de l'autre, cette attitude du « tant pis pour lui/pour elles », « il mérite son sort, il a fait de mauvais choix, il aurait dû garder ses vêtements plutôt que de les vendre pour s'acheter du pain ». Pour les uns, il est normal de se résigner à la détresse des autres parce qu'ils sont certainement responsables de leur situation et ils ne voient pas pourquoi ils interviendraient pour corriger cet état de fait. D'autres encore se disent, « tant que je ne suis pas touché, ça ne me concerne pas, pourquoi irais-je prendre des risques inconsidérés, tenons-nous tranquille et le feu ne nous touchera pas ».
C'est contre cette indifférence à l'état du monde et à la situation de chacun de « ces plus petits » que se dresse Matthieu avec toute la vigueur de la vision apocalyptique. Pour ses contemporains qui vivent dans l'attente imminente du jour du Fils de l'Homme, ce que dit Matthieu est extrêmement fort. Nous aujourd'hui qui n'attendons plus rien n'en percevons plus la force et pourtant, il nous faudrait retrouver cette urgence d'agir et de ne pas laisser le monde s'enfoncer sans sa dépression et c'est justement ce que nous faisons aujourd'hui avec notre vente paroissiale et notre repas.
Quel rapport me direz-vous entre la vente, le repas et le discours sur les brebis et les boucs ? Tout dans le monde contemporain nous incite à nous replier sur nous-mêmes, chacun dans sa bulle, chacun pour soi avec ses intérêts, ses boucles d'amis ou d'adversaires. Nous sommes mis en concurrence les uns avec les autres, amenés à nous comparer les uns aux autres pour savoir lequel est le meilleur, le plus ceci, le plus cela. Nos sociétés ne savent plus se parler, ne savent plus organiser la contradiction autrement que par le jugement et la condamnation. Le monde que nous bâtissent les puissants du jour est construit sur une oppression douce et qui s’appuie sur notre consentement à la soumission.
Il est urgent, il est vital même de se déconnecter du monde, non pour s'enfuir loin de tout mais au contraire pour retrouver la rue, le monde, les gens, les autres, celles et ceux qui sont différents de moi et pensent autrement. Des moments comme notre vente sont de telles occasions de reprendre pied dans la vraie vie, celle où se bâtissent des solidarités interpersonnelles, celles où une solidarité et une attention réelle et sincère peut exister, où nous n'avons aucun besoin de nous comparer les uns aux autres, aucune raison de nous évaluer et de nous juger mais au contraire la volonté de partager nos intelligences du monde et des choses.
Je le disais déjà la semaine dernière et je le redirais encore et encore. Notre paroisse, notre Église, doit être un refuge où tous ceux qui sont « fatigués et chargés peuvent trouver du repos » comme nous le rappelle dimanche après dimanche ce verset (Mt 11, 28) que nous avons à ici à ma gauche mais aussi le lieu où nous veillons sur notre liberté et notre altérité comme nous l'ordonne également l'autre verset fondateur de notre temple (Mt 16, 26) : « que servirait-il à un homme de gagner le monde s'il perdait son âme ? ».
Voilà ce qu'il nous faut défendre et surtout offrir à ces plus petits, alors nous serons dignes du jour du Fils de l'Homme.
Roland Kauffmann
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