Guebwiller, 28/4/24
Photo Thomanerchor Leipzig - Tom Thiele
Nous ne nous en sommes peut-être pas rendu compte ce matin mais ce dimanche est un jour particulier dans le calendrier liturgique. Ceux-d'entre vous qui, et je vous encourage à le faire, consultent le plan de lecture biblique de l'UEPAL, se sont sans doute rendu compte que chaque dimanche de la période après Pâques porte un nom. Dimanche dernier, c'était « Jubilate » et aujourd'hui 4e dimanche après Pâques, c'est « Cantate ».
On peut s'interroger sur la pertinence de continuer à donner des noms latins à nos dimanches à une époque où nos contemporains, et nous-mêmes parfois, ne savent plus que ce que veut dire le mot « Jubilate » ou « Rogate » (dimanche prochain). Le mot « cantate » est plus facile d'accès parce qu'il a un synonyme en français. En effet, certains se souviennent encore de ce que c'est qu'une cantate notamment quand elle est de Jean-Sébastien Bach, c'est-à-dire une composition vocale accompagnée d'instruments. Quand nous chantons nos cantiques, parce que nous sommes accompagnés d'un instrument, l'orgue, nous exécutons (parfois à tous les sens du terme) à notre tour une cantate.
Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, nul besoin de faire partie d'une chorale pour faire des cantates, il suffit de venir au culte le dimanche. Il était dans certaines paroisses de tradition lors du dimanche « Cantate » d'organiser de véritables petits concerts lors des cultes pour mieux exprimer la communauté chantante. C'est peut-être une petite tradition que notre paroisse pourrait se donner. On ne dira jamais assez l'importance du chant en communauté, non seulement dans nos Églises mais aussi dans la vie de tous les jours. Ce qui se passe lorsqu'une assemblée chante ensemble est quelque fois de l'ordre du magique. Que ce soit dans un culte ou au stade, au café ou en famille, le simple fait dechanter ensemble, peu importe même les paroles, est un facteur de cohésion voire même de communion.
Une voix d'ensemble, portée, soutenue et orientée par une figure particulière ? Une voix d'ensemble dont l'harmonie commune n'efface pas les particularités de chacun mais permet soit de mettre en avant les qualités des uns soit de dissimuler les défauts des autres, alors même que ce sont parfois les mêmes qui ont ces qualités et ces défauts ? Une voix commune, plus belle que chacune des voix particulières, enrichie pourtant de chacune de ces voix ? Une voix d'ensemble où chacun est accueilli tel qu'il est, sachant chanter ou non, sensible aux paroles ou simple curieux ? Une communauté bâtie autour de quelque chose d'aussi fragile et immatériel qu'une chanson, alors même qu'il s'agit d'une poésie parfois oubliée ? N'aurions-nous pas là une belle définition de l'Église ?
Et c'est pourquoi j'ai voulu ce matin saisir l'occasion pour réfléchir avec vous sur la culture d'une manière générale et dans notre vie d'Église. Il serait évidemment présomptueux de ma part de décrire ce qu'est, ou pourrait être, une théologie de la culture. Le grand théologien allemand Paul Tillich a passé sa vie à élaborer une théologie de la culture et ce n'est pas le cadre contraint d'une prédication qui pourrait suffire à dire toute l'importance de la culture dans une vie d'Église.
Cependant nos textes d'aujourd'hui nous donnent des pistes de compréhension. Passons sur le récit de l'arrivée de Jésus à Jérusalem puisque nous avons là typiquement le type de foule que l'on trouve aujourd'hui dans les stades et qui est prête à chanter n'importe quoi sous la conduite du speaker. On sait de quoi une telle foule est ensuite capable et c'est justement ce que nous ne voulons pas que l'Église, en tout cas la nôtre devienne. Le texte de Luc pourrait nous servir à cet égard de borne négative de ce que devrait être la culture en Église. Autrement dit lorsque la culture, quelque soit sa forme, musicale, chantée ou littéraire, devient un outil d'abrutissement de la communauté qui, sous le coup des émotions extraordinaires provoquées par l'enthousiasme de la musique, devient perméable à toutes les manipulations et les abus, elle n'est plus vraiment de la culture. Car la culture est avant tout une émancipation !
La culture, et c'est vrai dans l'Église comme dans la société, est avant tout un élargissement de notre vision du monde. C'est une manière d'entendre ce que d'autres ont à nous dire, lorsqu'ils nous font partager leur vision du monde. Lorsque nous lisons un grand roman, nous faisons une expérience de vie que nous ne ferons sans doute jamais. Lorsque nous écoutons une Cantate, nous sommes transportés dans un univers de création qui autrement nous resterait étranger à jamais, lorsque nous allons à une exposition, nous sommes interrogés par la vision de l'artiste qui nous émeut, nous dérange ou nous inspire. La culture, en Église comme en société, est ce qui doit nous rendre actif et nous permet de comprendre le monde et la société d'une certaine manière. Tout ce qui nous rend passifs et impuissants devant le spectacle du monde, tout ce qui n'émancipe pas est un assujettissement et un abrutissement et donc n'est pas de la culture.
La culture est un changement de notre rapport au monde, c'est le premier point qui me paraît aujourd'hui essentiel. Elle est une capacité d'analyser et d'exercer un point de vue critique. Pour le dire en termes typiquement protestants, la culture est une capacité d'interprétation du monde.
Le récit du livre de Samuel où l'on voit David apaiser le roi Saül, clairement pris d'une crise de délire nous fait penser à la formule célèbre « la musique adoucit les mœurs ». Saül est hors de lui-même, « l'Esprit de l'Éternel s'écarta de Saül, tandis qu'un mauvais esprit venant de l'Éternel le remplissait d'épouvante » nous dit le texte et seule la harpe pouvait le calmer et lui redonner une certaine maîtrise de ses nerfs et de lui-même. C'est ainsi que David entre au service de Saül. David ne joue donc pas seulement de la fronde mais aussi de la harpe. Et c'est à lui que sont attribué les psaumes. Le texte nous dit aussi que David était un vaillant héros et il va écrire ses plus beaux poèmes alors même qu'il sera dans la plus grande détresse, trahi et pourchassé par ce roi qu'il apaise pourtant de sa harpe. Ce n'est pas le lieu pour refaire la légende de David mais nous pouvons retenir de ce récit que la culture est aussi ce qui change notre propre rapport à nous-mêmes. Ce que fait la harpe de David, c'est de remettre Saül à l'intérieur de lui-même et de retrouver le contrôle de ses gestes, de ses sens et de sa raison. Elle permet à David de se réapproprier tout ce qui le constitue, son corps, son esprit, sa raison, son âme et son cœur, tout ce qui fait de nous des humains.
La culture change notre rapport au monde, elle change d'abord notre rapport à nous-mêmes. Nous pouvons mieux nous comprendre et explorer notre continent intérieur, découvrir nos frontières et restaurer la conscience de soi. C'est la deuxième importance de la culture pour l'Église et pour la société.
Si j'insiste tant sur cette correspondance entre Église et société, c'est, non seulement parce que je considère qu'il ne peut y avoir d'Église hors de la société mais c'est aussi parce que le texte de Paul aux Colossiens nous y invite. Vous avez entendu l'exhortation « chantez à Dieu de tout votre cœur », c'est magnifique mais c'est aussi facile. Il est facile de se laisser déborder par l'émotion et d'entrer dans la transe, il est bien plus difficile d'entre le début de l'exhortation de Paul. Car avant d'encourager les chrétiens qui sont dans la ville de Colosses à chanter, il leur demande bien plus. Il leur demande de « se revêtir d'ardente compassion, de bonté, d'humilité, de douceur, de patience ». Pire encore, il leur demande de se « supporter les uns les autres et de se faire grâce réciproquement ». Et si tout cela ne suffisait pas, il leur demande de s'aimer. Autrement dit, il leur demande d'avoir besoin les uns des autres pour être pleinement heureux. Autrement dit encore, il les fait basculer dans l'ordre des valeurs avant de les faire chanter.
Pas de chants d'amour pour l'Éternel sans amour pour les autres, nos frères. Pas de chants ni de prière pour l'Éternel qui ne soit dans l'Esprit de l'Éternel, c'est-à-dire qui recherche le bien de l'autre, la vérité des choses, la liberté pour les autres, la beauté en toute chose, la justice pour tous et la bonté entre tous. Autrement dit, et c'est à mon sens, la troisième grande importance de la culture, pas de culture qui ne nous change.
En effet, que la culture change notre compréhension du monde, notre manière de le voir et de le comprendre, qu'elle change notre regard sur nous-même en nous permettant de nous dire à nous-mêmes qui nous sommes, voilà qui est bien mais si tout cela ne sert pas à nous transformer et à transformer le monde dans lequel nous sommes, tout cela ne sert à rien.
La culture permet de se souvenir d'où nous venons, de quelle histoire nous procédons. Elle nous dit qui nous sommes. Elle nous décrit le monde tel qu'il est ou tel qu'il pourrait être mais le troisième apport de la culture est fondamental au sens où il est la raison d'être même de la culture. Puisque nous avons dit que la culture est une émancipation et une manière de nous rendre actif, pas de culture qui vaille qui ne nous inspire l'amélioration de soi et du monde.
Il en va évidemment de même pour notre culture d'Église, notre patrimoine et nos chants, nos textes bibliques et notre histoire de la théologie. La culture chrétienne est comme toutes les autres cultures, elle parle, elle « dit quelque chose » ou elle reste lettre morte. Nous avons à ce titre, en tant qu'Église une responsabilité toute particulière. Parce que nous sommes ceux dans notre société contemporaine, à qui la culture biblique et protestante dit encore quelque chose aujourd'hui, en tout cas on peut l'espérer. Une culture peut disparaître parce qu'une culture, c'est avant tout, et surtout, un langage. Ce sont des mots, des concepts, des idées, des valeurs qui peuvent perdre tout leur sens si on ne fait pas l'effort de se les approprier et de les cultiver au sens propre.
Et c'est là un point essentiel : les cultures peuvent mourir comme les langues peuvent devenir mortes. Que nous utilisions une langue morte pour désigner nos dimanches d'après Pâques, pourquoi pas ? À condition que nous donnions les clés d'interprétation. Si nous prétendons être des hommes et des femmes cultivés, il est alors de notre responsabilité que de nous réapproprier notre culture biblique, protestante, piétiste et libérale. Il n'y a pas de culture sans efforts ni travail mais la culture est aussi ce qui apporte le plus grand plaisir.
Roland Kauffmann
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