Guebwiller 21 janvier 2024,
Croyez-vous aux miracles ? Vous savez, ces évènements surnaturels qui sont censés prouver la vérité d'une parole ou d'une personne en soulignant son pouvoir de changer les règles de la nature, de la physique ou de la chimie. Je sais bien ce que ma question peut avoir de surprenant tant les miracles sont importants dans nos Églises respective, que ce soit dans l'Église catholique romaine où les miracles sont nombreux et jalonnent la vie des saints. Les miracles participent de la piété normale et sont inscrits dans la pratique liturgique et dans la compréhension théologique traditionnelle. Et même si André Bauer, dont votre communauté de paroisse tire son nom n'a pas particulièrement réalisé de miracles en ce qui le concerne, il est fort probable que les miracles tenaient une place tout à fait particulière dans sa foi.
Rappelons très rapidement pour les protestants que nous sommes qui est André Bauer, saint André Bauer. Natif de Guebwiller, André Bauer est un frère laïc franciscain qui arrive comme missionnaire en Chine en 1899 à l'âge de 34 ans. Malheureusement pour lui, c'est l'insurrection de ce qu'on appelle les Boxers, une secte qui veut l'extermination des occidentaux et notamment des chrétiens. Avec plusieurs dizaines autre victimes, André Bauer est exécuté en juillet 1900 après avoir refusé de renoncer à sa foi chrétienne. Tout le groupe de martyrs sera béatifié puis canonisé en l'an 2000. André Bauer n'a pas fait de miracle mais il y croyait très certainement.
Pour nous aussi les protestants, les miracles ont une place importante, voire essentielle. Vous savez que nous sommes réputés donner une place centrale à la Bible comme seule source d'inspiration pour l'éthique et seule fondement de nos positions théologiques. Or les miracles sont nombreux dans la Bible, vous le savez bien et nous devons donc y croire nous aussi. N'est-ce pas déjà un miracle que ce récit de la Genèse où Abraham accueille sous sa tente trois anges de Dieu ? Un miracle que de les voir alors que les anges sont réputés être de purs esprits, comme des fantômes. Déjà en ce temps-là, nul n'était censé les voir. Il y a tant d'autres miracles dans la Bible que ma question « croyez-vous aux miracles ? » peut effectivement à bon droit vous paraître déplacée.
Qu'il s'agisse de la multiplication des pains, du changement de l'eau en vin lors des noces de Cana, des nombreuses guérisons d'aveugles, de sourds muets et autre paralytiques ou même la résurrection de Lazare, Jésus lui-même a accompli des miracles.
Mais qu'est-ce qu'un miracle ? Le sens commun veut qu'un miracle soit, je cite le dictionnaire, un « Fait positif extraordinaire, en dehors du cours naturel des choses, que le croyant attribue à une intervention divine providentielle et auquel il donne une portée spirituelle ». Le miracle est une rupture des lois naturelles. Un moyen surnaturel ou extra-naturel de démontrer la vérité ou de montrer la puissance d'un personnage par l'intervention de Dieu. C'est certainement ainsi que la plupart d'entre nous, nous comprenons le miracle, c'est parfois comme cela que nous l'espérons lorsque nous demandons à Dieu de faire des miracles et sommes parfois déçus lorsqu'il ne les réalise pas.
En tout cas, c'est certainement cette idée du miracle qu'avait ce maître de la loi lorsqu'il vient interroger le faiseur de miracles qu'est Jésus. Le récit de l'Évangile nous raconte que cette personne dont on ne connaît pas le nom mais dont on nous dit qu'il était un maître réputé dans le peuple, un peu comme un de nos modernes philosophes contemporains qui se répandent dans nos médias, je ne citerai pas de noms, vous les connaissez comme moi.
Ce Michel Onfray de l'époque vient donc interroger Jésus sur le miracle suprême : la vie éternelle. Et oui, la vie éternelle n'est-elle pas justement un « fait extraordinaire, hors des règles de la nature et tout entière due à l'action providentielle de Dieu » ? C'est donc le miracle par excellence : « que dois-je faire pour hériter, sous entendu pour mériter, la vie éternelle ? Que dois-je faire pour mériter que Dieu m'accorde la vie éternelle ? Que dois-je faire pour mériter que Dieu fasse un miracle pour moi ? ». Notre Luc Ferry de l'Évangile pose une question qui résonne pour chacun d'entre nous puisque nous sommes tous, en tant que chrétiens dans l'attente, dans l'espérance, de cette action miraculeuse de Dieu en notre faveur et que devons-nous faire pour la mériter ?
Et Jésus se place d'abord sur le même terrain, celui du respect de la Loi, de l'obéissance et du conformisme social : fais-ce qu'on t'a appris, tu sais bien qu'il te faut « aimer ton prochain comme toi-même parce que c'est ainsi qu'on aime Dieu ». Oui, bien sûr, mais notre Alain Finkelkraut de l'antiquité de répondre « évidemment, je sais bien mais en fait c'est qui mon prochain ? » Et c'est là qu'il tend un piège à Jésus. Parce que notre Bernard-Henri Lévy, lui il sait qui sont les bons et les mauvais, il sait bien qu'il y a d'un côté les « nôtres » et de l'autre les « autres » ! Ceux qu'il faut aimer et ceux que l'on a le droit, voire le devoir, de détester parce qu'ils ne font pas partie de notre groupe, de notre société, de notre culture, de notre Église. La loi de Moïse répondait déjà à la question de notre docteur de la loi, celui qui avait pour tâche de l'enseigner justement. La loi a pour fonction de désigner le prochain, celui qui fait partie de mon peuple, et le lointain, celui qui n'en fait pas partie et dont je dois me tenir à distance.
Et Jésus ne tombe pas dans le piège et il raconte un miracle. Et bien oui, n'est-ce pas un miracle que ce Samaritain prenne soin de ce Juif blessé et laissé pour mort dans un fossé ? Toute proportion gardée, ce serait exactement comme si aujourd'hui, un soldat israélien prenait soin d'un civil palestinien, j'inverse à dessein la perspective. La haine entre juifs et samaritain à l'époque du Christ est la même qu'entre israéliens et palestiniens aujourd'hui. Tout les oppose et tout explique leur haine réciproque. Le samaritain aurait eu le droit, selon sa loi, de passer son chemin. Remarquez que les deux autres, le prêtre et le diacre qui passent par là auraient eu le devoir de lui porter secours mais on ne peut leur en vouloir d'avoir peur. C'est bien naturel, « ce blessé n'en a plus pour longtemps et fort heureusement personne ne me voit passer mon chemin, c'est humain ! ». Voilà ce que devaient se dire ces religieux qui passent leur chemin sans prêter vraiment attention à la misère de l'homme dans le fossé.
C'est étrange que l'on puisse penser que cette facilité à l'indifférence, nous puissions la qualifier d'humaine, c'est parfois ce que nous disons aujourd'hui quand nous sommes confrontés à des comportements misérables : c'est « menschlich », c'est « humain ». Et ben non, le seul comportement qui mérite vraiment le nom d'humain dans notre récit, c'est celui du samaritain qui réalise un « Fait positif extraordinaire, en dehors du cours naturel des choses » autrement dit un « miracle » !
Oui, le Samaritain, en exerçant sa compassion envers le blessé qui lui était parfaitement inconnu et étranger a réalisé un miracle. Comme quoi les miracles ne sont pas forcément des choses magiques en rupture avec l'ordre de la physique mais aussi des initiatives humaines, en rupture avec l'ordre social, religieux ou culturel, en rupture avec nos habitudes et nos conformismes.
Le miracle d'aujourd'hui
Or que se passe-t-il ce matin ? Ici même dans ce temple ? Il n'y a certes pas de blessé dans un fossé qu'il faudrait secourir ni d'hypocrites qui passent leur chemin mais au contraire deux communautés dont chacun des membres est venu à la rencontre fraternelle de l'autre. Ce que nous vivons ce matin aurait-il été possible il y a seulement quelques années ? Aurait-il été possible que vous, communauté Saint-André Bauer, vous renonciez complètement à la messe dominicale pour participer à un culte protestant ? Aurait-il été possible que sans même la présence tutélaire du prêtre, nous soyons en communion les uns avec les autres par le chant, par la prière et par l'écoute d'une parole qui nous rassemble ?
Car que sommes-nous en réalité ? Nos Églises sont distantes par leur histoire, par leur théologie, par leur conception du monde. Nous ne pouvons et ne devons pas oublier les raisons de nos affrontements des siècles passés. Nous ne sommes pas et ne serons jamais une seule et même Église, que Dieu nous en préserve !
Qui sommes-nous ? Il y a dans notre Église protestante des personnes qui ont été baptisées dans l'Église catholique romaine et qui ont pris leur distance pour des raisons qui leur appartiennent et qui connaissent les différences spirituelles qui existent entre nous. Il y a dans votre Église des personnes qui ne comprennent pas le protestantisme, qui ne comprennent pas son éloignement et qui voudraient peut-être que nous revenions dans le giron de la « sainte mère ». Mais il n'est pas nécessaire de devenir identiques pour s'aimer comme le veut le Christ, notre maître aux uns et aux autres.
L'unité de l'Église du Christ, celle pour laquelle nous prions, est réalisée, non pas quand nous devenons les mêmes, tous unis dans une même foule indistincte, alignés comme des soldats ou des esclaves ou en un seul troupeau de zèbres, en une seule Église, mais au contraire lorsque dans nos différences, dans nos divergences, dans nos identités particulières, nous éprouvons pour l'autre une réelle fraternité ! Ne prions jamais pour que l'autre devienne comme moi. Ne prions jamais pour les catholiques deviennent protestants ni pour que les protestants deviennent catholiques mais pour que chacun découvre dans sa vie la force du message du Christ.
Le récit du samaritain nous parle de compassion ou plus exactement de miséricorde, on dirait aujourd'hui d'empathie mais j'aime bien le mot de fraternité qui nous unit, catholiques et protestants à Guebwiller. Si mon frère ne va pas bien, souffre dans sa chair, je ne peux pas aller bien, je souffre avec lui comme nous souffrons lorsque nos Églises s'empêtrent dans des scandales qui n'ont rien à voir avec le témoignage chrétien ou dérivent vers des affirmations identitaires qui rejettent l'autre, l'étranger ou le différent. Je me réjouis lorsque mon frère se réjouit, que ses aspirations se réalisent comme nous nous réjouissons lorsque nos communautés connaissent une vie spirituelle qui déborde sur nos existences individuelles, que chacun soit nourri d'un esprit de liberté et de fraternité, autrement dit en communion.
C'est justement parce que je suis différent de mon frère, que nous nous ressemblons bien sûr parce que nous avons la même origine mais il serait idiot de vouloir n'être qu'un puisque nous n'avons pas la même histoire, nous n'avons pas la même vision du monde ni la même expérience. C'est peut-être même parce que nous sommes différents que nous nous aimons.
Jésus, maître en miracle, s'il en est, nous l'enseigne. Le véritable miracle, celui auquel nous pouvons croire n'est pas dans le miraculeux, dans de l'eau qui se change en vin, dans des statues qui pleurent, des anges qui apparaissent ni dans des bougies qui ne s'éteignent pas. Le véritable miracle, c'est à chaque fois, qu'à l'exemple du samaritain, nous osons la fraternité là où il pourrait y avoir de la rancœur, nous osons le respect quand il pourrait y avoir du mépris, nous osons la compassion quand il pourrait y avoir la satisfaction malsaine de voir l'autre dans ses problèmes, nous osons poser la question quand il y a quelque chose que nous ne comprenons pas, nous osons la compréhension quand il pourrait y avoir du jugement et du rejet.
N'en déplaise au docteur de la loi qui vient interroger Jésus, nous savons qui est notre prochain : il est là, à côté de moi, différent de moi et nous avons besoin l'un de l'autre dans la richesse de nos différences. Alors oui, aujourd'hui nous avons vécu un miracle ! Qu'il déborde dans notre vie de tous les jours.
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