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Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là demeure pour toujours

  • Photo du rédacteur: Thierry Holweck
    Thierry Holweck
  • 31 mars
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 8 avr.

« N'aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde »

Guebwiller, 30 mars 2025 – cf. sermon de Albert Schweitzer du 5 mars 1905



Basel Morgenstreich



Parmi les sermons d'Albert Schweitzer que nous étudions au sein de notre groupe d'études bibliques, « Bible en mains », certains sont encourageants, consolants et parfois plus dérangeants. C'est le cas de celui-ci qu'il a prononcé le 5 mars 1905 en l'église Saint-Nicolas où il était vicaire.

 

C'est en pleine période de carnaval, c'est le dernier dimanche avant Mardi-Gras et il commence son sermon par une attaque en règle contre cette pratique qu'il juge profondément hypocrite. Il fustige littéralement ceux qui, et il ne pense certainement pas à ses paroissiens qui sont avec lui à ce moment-là, ceux qui s'adonnent aux jouissances de la vie avant de se confire en dévotion durant la période suivante du carême. Il va même jusqu'à comparer les souffrances que ce genre de pratiques infligent à Jésus, qu'il n'hésite pas à juger « plus désespérantes que celles que Jésus a endurées sous les coups » des soldats.

 

Avec une telle entrée en matière, rien d'étonnant à ce que ce sermon ait dérangé plusieurs d'entre nous qui aujourd'hui ne voyons plus trop ce qui serait répréhensible dans le carnaval. De nos jours, le carnaval n'est de loin plus une période aussi exubérante ni débridée que par le passé. Celles et ceux d'entre-vous qui connaissent le Morgenstraich bâlois savent qu'ils ne s'agit pas tant de s'adonner aux jouissances que de célébrer la cohésion populaire, d'entretenir la liesse et d'exorciser en quelque sorte les tensions qui traversent la société.

 

Sans doute que le jeune petit-bourgeois qu'était Schweitzer, il venait d'avoir trente ans, ne pouvait rien comprendre à ce que signifiait le carnaval tout simplement parce que ce n'est pas les gens de son monde qui le célèbrent mais vraiment le peuple. Ce dont le chargé de cours à l'université et pasteur n'a jamais vraiment fait partie.

 

Schweitzer a beaucoup d'amis, il fréquente la bonne société, parcourt l'Europe et rencontre aristocrates, intellectuels et artistes, il ne comprend pas les classes laborieuses et les ouvriers et artisans qu'il a devant lui à Saint-Nicolas ont une éducation luthérienne allemande, faite de sérieux et de bonnes manières. Il est donc facile pour lui de critiquer les débordements carnavalesques pour mettre en valeur l'attitude plus profondément chrétienne qu'il veut développer.

 

Le thème qu'il aborde dans son sermon est en fait un thème majeur : il invite chacun de ses auditeurs à la lucidité, à la vérité et à la liberté.

 

Il se fait d'une certaine manière le témoin des conflits intérieurs qui nous traversent tous. Entre la volonté de bien faire et de servir Dieu et notre prochain et la poursuite de nos intérêts et la satisfaction de nos désirs d'autre part. Il se met à notre niveau et décrit le combat que nous traversons parfois quand nous savons ce que nous devrions faire et que nous sommes déchirés entre des intérêts contradictoires, les nôtres et ceux des autres. Une tension existentielle qu'il trouve évidemment chez l'apôtre Paul lorsque celui déclare-ci « Je fais le mal que je ne voudrais pas et ne fais pas le bien que je voudrais » (Romains 7, 19).

 

Mais Schweitzer va encore un peu plus loin que ce trouble intérieur évident. Il creuse justement là où on ne se doute de rien. Il remarque que  les choses de ce monde, par leur évidence, par leur généralité, cessent de nous questionner et de nous déranger. D'une manière extrêmement subtile, il constate que « l'habitude ne nous laisse plus réfléchir et mettre en question le droit de posséder ce que nous avons acquis ».

 

Voilà quelque chose d'extraordinaire ! Le constat que ce que nous possédons, ce dont nous profitons comme un droit ou comme un mérite, durement gagné à la sueur de notre front, nous possède au moins autant que nous ne le possédons. Il rejoint là une posture philosophique ancienne, celle des Stoïciens et notamment de Sénèque, l'homme le plus riche de son époque, qui considérait qu'il ne fallait jamais se laisser dominer par les choses qui nous entourent, mettre les choses, notamment l'argent,  à notre service plutôt que d'être au service de l'argent.

 

La première chose que défend Schweitzer dans ce sermon c'est une sorte « d’intranquillité » pour reprendre le titre d'un ouvrage de l'une de nos paroissiennes, Marion Muller-Colard. Elle y décrit ce sentiment qui doit être le notre, cette attention particulière au monde qui fait que l'on ne doit jamais céder à la facilité, à la tranquillité, à l'évidence. Au contraire, et Schweitzer le dit mieux que nous ne saurions jamais le faire « Aussi longtemps que l'être humain vit la conscience éveillée, il n'y a pas de repos possible entre le monde et le Christ ».

 

Il n'y a pas de repos possible parce qu'il faut toujours se souvenir que les choses que nous possédons sont toujours le fruit du travail d'un autre, sont le résultat d'un processus de production plus ou moins vertueux, consommateur de ressources qui s'épuisent et qu'il faut utiliser les choses qui sont dans le monde, non pas pour notre satisfaction personnelle mais pour améliorer le sort du plus grand nombre possible. C'est à cette exigence éthique, à cette conscience économique, politique et environnementale que nous appelle Schweitzer.

 

Il le fait dans des termes qui peuvent, et qui ont choqué, plusieurs d'entre-nous. Il parle de « combat ». C'est d'ailleurs le terme qu'il emploie au début et à la fin de son sermon. Et dans l'atmosphère anxieuse de notre temps, ce terme éveille des soupçons évidemment parce que nous aspirons au calme, à la sérénité, à la douceur, au repos.

 

Les chrétiens que nous sommes ne doivent jamais cesser de s'interroger sur la justice, la vérité et la liberté. Toutes ces choses auxquelles nous aspirons et qui sont maltraitées à l'époque de Schweitzer comme à la notre. Et nous ne devons pas seulement y aspirer pour nous-mêmes mais aussi pour nos proches et nos lointains. C'est à ce devoir de vigilance et de lucidité que nous invite Schweitzer parce qu'il sait bien que le monde ne cesse de mettre des obstacles, de faire des diversions, de nous offrir des choses matérielles, le confort et la sécurité, pour nous faire oublier et passer à côté des choses essentielles, immatérielles et spirituelles.

 

Schweitzer est lui-même à ce moment dans une situation de combat intérieur. Il s'était fait la promesse de renoncer à sa carrière universitaire et artistique à l'âge de trente ans, pour suivre le Christ et consacrer sa vie aux plus faibles parmi les faibles. L'échéance est arrivée, c'est l'année décisive, il ne sait pas ce qu'il doit faire, ni où ni comment, et il lui tarde que le Christ lui montre comme obéir. Et si finalement, suivre le Christ n'était pas de devenir professeur d'université, pasteur titulaire et non plus vicaire, de se consacrer à sa passion pour l'orgue et surtout d'épouser Hélène, cette jeune femme de la haute société allemande, devenu infirmière à rebours des ambitions de sa classe sociale ?

 

Toutes ces choses, toutes ces réussites sont là, devant lui, à sa portée, et il n'a qu'à tendre la main, dire oui à Hélène, à la direction de l'Université, à la direction de l'Église et il est promis au plus bel avenir possible. Voilà les « choses de ce monde » avec lesquelles il est, lui, en conflit. Un conflit spirituel, un combat intérieur qui transparaît dans son sermon. Nous le voyons parce que nous connaissons la suite de l'histoire. Ses auditeurs ne pouvaient évidemment s'en douter car il n'en fait pas étalage.

 

Au contraire, devant ses doutes et ses interrogations, il met en valeur la liberté de Jésus, en allemand « die Unbefangenheit » par rapport aux choses de ce monde. Et ce terme en allemand est beaucoup plus vaste que notre « liberté » en français. Si Schweitzer avait voulu dire « liberté » au sens où nous l'entendons en général, il aurait dit « Freiheit ».

 

L'allemand a cette capacité de construire des mots qui signifient : la Befangenheit, c'est l'emprisonnement, c'est être enclos, empêché de mouvement, empêché d'agir, être réduit à l'impuissance devant la puissance d'être des choses, c'est finalement la résignation morale et le découragement généralisé. Quand on est en prison, on comprend que notre sort dépend d'un autre qui a prise sur nous, et que tout dépend de la volonté de cet autre. La Unbefangenheit, c'est la privation de la privation, l'annulation de l'impuissance, l'encouragement à être, à privilégier l'esprit plutôt que le matériel, c'est la capacité à nous servir des choses de ce monde plutôt que de les servir, « d'user de ce monde comme n'en usant pas » (1 Corinthiens 7, 31-33).

 

Quand l'auteur de la lettre de Jean écrit à ses lecteurs, « n'aimez pas le monde ni les choses qui sont dans le monde », il dit cela à des chrétiens qui vivent dans une société où tout ce qui existe est divinisé. Il y a une idole pour ceci ou pour cela, un culte par ici et un autre pour cela. Le « monde » dont Jean parle est un monde saturé d'idoles. Il ne vise pas les objets ni le monde en général, il ne parle pas de la nature, des arbres ou des plantes. Il ne dit pas qu'il ne faut pas aimer les arbres ni ce qui est dans le monde. Il parle de ce qui est derrière les choses, de ces divinités que les sociétés antiques voyaient en toutes choses.

 

Jean condamne l’idolâtrie, autrement dit la confusion. Le fait de croire que telle ou telle chose appartient à tel ou tel dieu plutôt qu'au Dieu de Jésus-Christ. Pour lui, le monde n'est que ténèbres parce qu'il est saturé alors que seul le Christ, Jésus, est la lumière. Tout ce qui n'est pas à Christ, dédié à son service, est l’œuvre des ténèbres. Il ne s'agit pas de rejeter le monde, de le refuser mais de le mettre dans la lumière du Christ. Ce n'est pas la chair qu'il condamne mais la convoitise, ni la vie mais l'orgueil ! Quand il parle du « monde » ce n'est pas tant la société, le cosmos, la nature, c'est l'ordre du monde qu'il condamne. Le mot grec « cosmos » signifie « arrangement » au sens « d'organisation des choses ».

 

Un ordre qui veut que derrière chaque chose, il y ait un dieu ou une déesse à honorer. Il condamne un monde où derrière chaque chose seraient à honorer les dieux modernes, le profit, le nationalisme, l'exploitation des ressources et du vivant, la violence, dieux du profit, de la guerre, de l'argent et du pouvoir, voilà les idoles du monde moderne auxquelles Jean oppose la lumière du Christ.

 

Schweitzer l'a parfaitement compris et mis en lumière lorsqu'il nous renvoie à cette liberté, cette audace, cette franchise, autant de traduction possibles de cette Unbefangenheit : le fait de n'être jamais soumis à rien d'autre qu'à la parole du Christ, de n'être aliéné à rien et de ne rien devoir à personne sinon l'amour, la foi et l'espérance. Il le dit très clairement « tout dépend de ta manière d'user des choses de ce monde sans que ton cœur en soit prisonnier. » Comment mieux dire l'exigence éthique ? L'exigence de rendre grâce de la liberté et des talents que nous avons reçu en agissant très concrètement dans le monde au service des démunis, des opprimés, des déclassés, des hommes et des femmes victimes de la misère, de la guerre, de la faim ou de la maladie.

 

La Unbefangenheit, c'est aussi l'audace, le courage, celle qui fut celle de l'apôtre Paul, le modèle de liberté pour Schweitzer. Il n'y a pas de liberté sans courage comme il n'y a pas de courage qui ne se donne la liberté pour objectif et c'est ce que veut dire Schweitzer lorsqu'il espère que « puisse le combat ne jamais s'arrêter en nous, entre l'amour du monde et l'amour de Dieu par lequel nous devons aimer le monde. »

 

Ne pas aimer le monde parce qu'il est monde et qu'il nous séduit mais l'aimer parce qu'il appartient à Dieu et que celui-ci nous l'a donné pour le transformer et le faire chaque jour meilleur. Voilà l'encouragement que nous donne Jean « Le monde passe, et sa convoitise aussi : mais celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là demeure pour toujours. ».



Roland Kauffmann



[1]    Albert Schweitzer, sermon du 5 mars 1905, en l’église Saint-Nicolas « N’aimez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde. », Lettre de Jean I- 2, 15, traduction Jean-Paul Sorg, inédit.


Lire la prédication d'Albert Schweitzer


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