Prédication du dimanche des Rameaux
Pasteur Thierry Larcher, de la paroisse d'Ensisheim
En ce dimanche, que l’on appelle communément le dimanche des Rameaux, nous ne sommes pas surpris de voir Jésus acclamé comme le roi d’Israël alors qu’il entre dans Jérusalem. Et si jamais nous avions des doutes sur la raison qui fait que la foule l’accueillit ainsi, Jean nous rappelle que Jésus avait réveillé Lazare, ce qui n’avait pas manqué de venir jusqu’aux oreilles des habitants de Jérusalem et de tous ceux qui s’y retrouvaient en pèlerinage, à l’occasion de la Pâque juive. Mais toute personne familière de la Bible sait aussi que cet accueil contraste avec l’avenir proche de Jésus, qui ne tardera pas à être arrêté, et à se voir condamné à mort par une autre foule ou peut être la même. Les « Hosanna, béni soit le roi d’Israël », vont vite laisser place aux « crucifie-le ! crucifie-le ! » Or, les 3 textes qui nous sont proposés aujourd’hui ne cherchent pas à expliquer ce revirement, mais à éclairer davantage qui est Jésus réellement. Une question importante, ne serait-ce que parce qu’au début du passage des Philippiens que vous venons d’entendre, Paul nous invite à avoir entre nous, les dispositions qui sont en Jésus Christ. Aussi, cherchons d’abord ensemble l’image du Christ qui nous est donnée aujourd’hui, avant de réfléchir à ce que cela implique pour nous.
Si Jean nous montre, comme les autres évangélistes, que Jésus arrive à Jérusalem, auréolé du signe du réveil de Lazare, nous pouvons aussi fortement supposer que bien d’autres signes et paroles ont dû venir jusqu’aux oreilles des habitants de Jérusalem. D’ailleurs, si dans les autres évangiles, Jésus se rend à Jérusalem qu’une seule fois, chez Jean, nous trouvons trois mentions de montées à Jérusalem et il est donc probable qu’il était déjà assez bien connu Jérusalem et cet accueil n’a alors rien d’étonnant. Mais Jean insiste bien plus que les autres évangélistes sur le fait que cette entrée était celle d’un roi, puisqu’il précise que les branches étaient de palmiers. Palmiers qui se retrouvaient sur les pièces impériales. Et si Jésus qui d’habitude se déplaçait à pied arrive ici sur un ânon ce qui pourrait laisser penser que nous sommes là assez loin d’un fier destrier, d’une monture digne d’un roi, cette mention de l’ânon est surtout là en réponse à un passage du livre de Zacharie, qui annonçait la venue du roi sur le petit d’une ânesse. Donc loin de rendre l’arrivée moins triomphale et digne que celle d’un roi, cette précision ne fait que renforcer la volonté de montrer que Jésus était à ce moment-là perçu comme le roi d’Israël. Un titre qu’il n’a pourtant jamais revendiqué lui-même et qui sera la raison officielle de sa condamnation, même s’il est plus probable que c’est en chassant les marchands du temple qu’il a en quelque sorte signé son arrêt de mort, en touchant à ce qui était le centre économique de tout Jérusalem.
Or des jours sombres arrivent et bien souvent les chrétiens ont relu le passage d’i que nous avons entendu, comme annonçant le sort réservé à Jésus. Ésaie y décrit quelqu’un qui s’est fait disciple de Dieu, qui a été rejeté, mais à qui Dieu viendra en secours. Mais c’est surtout le passage de Philippiens qui peut, lors d’une première lecture, surprendre dans ce tableau décrivant un Fils de Dieu roi.
Paul nous propose d’abord une courte introduction ou invitation : « ayez entre vous les dispositions qui sont en Jésus-Christ ».
S’en suit une description d’un Jésus Christ dont on nous dit que bien qu’il était divin, il ne s’est pas prévalu d’un rang d’égalité avec Dieu. Il s’est même vidé de lui-même, nous écrit Paul, pour devenir semblable aux humains. Paul ajoute encore qu’il est allé plus loin, en se faisant serviteur. Dans cette vie de service, il est demeuré obéissant jusqu’à la mort, comme il le rappelle ensuite. Avouons que nous sommes là, bien loin de l’image d’un roi. Alors, Jésus est-il notre roi ou notre serviteur ? Que veut bien vouloir nous dire Paul ?
Parce que si Jésus ne s’est pas prévalu d’un rang d’égalité avec Dieu, comment les chrétiens ont-ils pu affirmer en 451 de notre ère, au concile de Chalcédoine, que Jésus est à la fois pleinement Dieu et pleinement humain ? Et si nous ajoutons qu’il s’est fait obéissant jusqu’à la mort, pouvons-nous dire qu’il est tout puissant ?
Or c’est justement cette question de la toute-puissance de Dieu qui a remis ce passage de Philippiens au centre de bien des réflexions au siècle dernier. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le philosophe et juif allemand, Hans Jonas, fait le constat qu’après la Shoah, mais aussi plus largement après l’horreur du nazisme qui a fait des millions de victimes, il devenait difficile de continuer à dire que Dieu est tout puissant, puisqu’il n’est pas intervenu au moment le plus sombre depuis le début de l’humanité. Ou alors, si l’on veut continuer à prétendre que Dieu est tout puissant, nous ne pouvons plus, depuis le siècle dernier, continuer à dire que Dieu est bon. Car quel Dieu bon serait resté sans intervenir face à Hittler ? Aussi, pour que nous puissions continuer à dire de Dieu qu’il est à la fois bon et tout puissant, Hans Jonas a remis au goût du jour la conception juive du TsimTsoum. Selon cette pensée, lorsque Dieu a créé le monde du néant, il s’est de son propre choix et très librement, retiré en quelque sorte de ce qu’allait être le monde, il s’est autolimité, pour que la création puisse exister, pour qu’elle devienne autonome. Dieu aurait ainsi choisi de ne pouvoir intervenir de façon toute puissante dans notre monde, pour que la création puisse exister et pour que l’homme puisse s’y prévaloir de sa liberté. Cette autolimitation est ainsi mise en parallèle avec cette affirmation que Jésus s’est vidé de lui-même.
Mais que cherche sans doute à dire Paul lorsqu’il écrit que Jésus, en devenant homme, s’est vidé de lui-même ? Le verbe grec, kenoô, est très rare dans le Nouveau Testament et signifie en dehors de la bible le fait de littéralement se vider de soi-même. Ce verbe a donné son nom au concept théologique de kénose qui fait parfois perdre, comme vous pouvez le voir sur moi-même, leurs derniers cheveux aux étudiants en théologie lorsqu’à l’université ils se penchent longuement là-dessus avec leur professeur de dogmatique. Rassurez-vous, je ne vais pas vous ennuyer par les riches, mais longues discussions qui eurent lieu autour de ce texte pour comprendre les querelles qu’il a fait naître entre le 16e et le 20e siècle.
Restons-en plutôt au texte.
Paul ne dit pas seulement que Jésus s’est vidé de lui-même pour se faire semblable aux humains, mais il ajoute qu’il a renoncé à ce qui lui revenait de droit. Il utilise le verbe grec ἁρπαζω qui désigne habituellement le fait de prendre un butin, de le voler. Jésus aurait donc renoncé à prendre comme butin le fait d’être égal à Dieu. Ceci peut surprendre alors que nous disons Jésus à la fois pleinement humain et divin. Cela n’est possible que si nous regardons ces affirmations non sous l’angle de ce que Jésus aurait perdu en devenant humain, mais en regardant ce qu’elles nous disent de sa relation à son Père et à l’Esprit. C’est en effet l’économie de la Trinité qui est ici importante, c’est à dire comment chaque personne de la Trinité est en relation avec les deux autres.
Or, Paul affirme que Jésus ne cesse de renoncer à sa divinité, à sa royauté, d’être l’égal de son Père. Il le fait dans une obéissance jusqu’à la mort, une obéissance que lui seul pouvait accomplir jusqu’au bout. Et il fait, pour mieux recevoir de son Père, à travers l’Esprit, la gloire et la dignité qui lui reviennent. Autrement dit, ce n’est qu’en acceptant de renoncer à revendiquer ce qu’il est et ce qui lui revient, qu’il le devient réellement et l’obtient de son Père.
S’il nous est si souvent bien difficile de comprendre cette économie de la relation, c’est que cette renonciation par amour et par obéissance s’oppose à notre conception trop humaine de toute-puissance et de domination. Dès le début de la Genèse, l’homme a cru que dans l’invitation à croitre et à se multiplier, il y avait la demande de dominer la nature ou notre prochain. Souvenons-nous que même parmi les disciples, l’invitation pressente de Dieu à ce que nous devenions le serviteur de notre prochain, est difficile à entendre. Songeons ainsi à la demande des fils de Zébédé de siéger à la droite ou à la gauche de Jésus. En tant que disciples, ils se considéraient déjà comme supérieurs à d’autres et méritant donc d’avoir une place privilégiée auprès de Jésus. Songeons encore à l’épisode qui suivra l’entrée dans Jérusalem. Lors du repas de Seder, c’est-à-dire de la pâque juive, il est de coutume que le serviteur de la maison lave le pied des invités du maître de la maison. Or c’est Jésus qui va laver les pieds des disciples, un geste que Pierre aura bien du mal à accepter et comprendre. Notez d’ailleurs que c’est un geste que Jésus demande que nous fassions à notre tour et que contrairement à d’autres, nous avons bien vite oublié de prendre au pied de la lettre. Signe sans doute que s’abaisser pour servir l’autre ne coule pas de source.
Et pourtant, Jésus ne s’est pas seulement abaissé dans notre humanité, il s’est abaissé au point d’être le serviteur de chacune et chacun. Un mouvement qu’il n’aura cessé d’essayer d’expliquer.
C’est précisément cet abaissement que Paul nous invite à faire à notre tour, autant que possible. Un mouvement où nous devons prendre le risque de la foi, de la confiance en l’autre et dans le tout Autre. Jésus n’aurait en effet eu aucun mérite à s’abaisser s’il y avait eu la certitude que son Père le relèverait. Son obéissance est aussi totale que le risque qu’il prend est immense.
C’est un mouvement qui n’est pas simple. L’actualité récente de la mort d’Alexei Navalny peut cependant résonner en nous. Songeons à ce moment de 2021, où après avoir été guéri de la tentative d’empoisonnement dont il avait été l’objet, il est retourné en Russie, malgré le risque qu’il connaissait, pour continuer son combat et rester fidèle à lui-même. Songeons par exemple encore à un Martin Luther King qui a poursuivi sa marche pour la justice alors que bien des signes laissaient présager une fin difficile. Songeons encore à Dietrich Bonhoeffer qui est retourné en Allemagne en 1936 au lui de fuir comme d’autres aux États-Unis, pour rester solidaire avec ses confrères, malgré le risque que faisait peser sur lui son opposition au nazisme.
S’il n’est pas donné à chacun de montrer à ce point son abaissement, nous pouvons tout de même essayer, et ceci sans fausse modestie. Moi-même, si je suis en ce moment même bien intimidé de m’exprimer devant vous et surtout face à votre pasteur, bien plus expérimenté et talentueux que moi… je ne suis pas moins son serviteur que je le suis de chacun d’entre vous. Ainsi, celui ou celle qui sera venu allumer le chauffage avant notre arrivée, celui qui offre sa voix pour rehausser ce culte, mais aussi celui qui vient parfois timidement ou occasionnellement faire communauté avec d’autres, est en ce moment même, bien plus grand que moi.
C’est bien en servant notre prochain, en faisant preuve d’humilité en toute occasion, que nous serons réellement des disciples du Christ. C’est bien à cette humilité que nous invite Paul dans les versets qui précèdent notre passage. Un ami pasteur, qui a été durant un temps aumônier au sein de l’armée française et qui dans ce cadre a servi sur le porte-avion Charles de Gaulle, aime à dire que nous ne sommes que le personnel servant au sol, Dieu lui se charge de voler dans les airs là, où il est nécessaire qu’il aille. N’est-ce pas une manière de dire que nous ne devons pas trop nous prendre pour des as de l’aviation chrétienne ? N’est-ce pas aussi une façon de dire que notre rôle n’en demeure pas moins important, car pour qu’un avion puisse continuer à voler et que son pilote puisse revenir en sécurité, notre travail et notre participation sont indispensables.
Aussi, plutôt que de nous plonger dans les longs débats sur la pleine humanité et divinité de Jésus Christ que ce passage des Philippiens a connu, ou sur le mystère de la toute-puissance de Dieu, ne nous faut-il pas plus simplement et prosaïquement vivre nous aussi cette relation qui existe au sein de la Trinité ?
Acceptons de renoncer à penser que nous serions plus enfants de Dieu que d’autres, oublions toute vanité et toute ambition personnelle, pour simplement nous mettre au service des autres et de Dieu.
Servir l’autre, c’est accepter que nous ayons une dette envers cet autre, alors qu’après avoir rendu un service à quelqu’un, nous sommes parfois trop enclins à penser que c’est lui qui nous est redevable.
Servir l’autre, c’est prendre le risque de ne jamais être reconnu dans notre condition. Et pourtant servir c’est rendre possible le don de la grâce et ne pas penser que nous la méritons.
L’amour comme le service ne sont pas une marchandise, ne peuvent s’acheter ou se posséder, mais uniquement être donnés et reçus. Que celui qui a renoncé à tout nous guide sur ce chemin du renoncement, pour que nous puissions répondre à la demande de Paul : « ayez entre vous les dispositions qui sont en Jésus-Christ » . Amen.
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