Guebwiller 1er septembre 2024
Vous êtes vous déjà demandé pourquoi, dans la liste des épîtres du Nouveau Testament, cette lettre de Paul aux Romains est la première ? Alors même qu'elle est sans doute l'une des plus difficiles à comprendre. On aurait pu penser à un autre ordre. On aurait pu préférer un ordre chronologique et classer les textes par l'ordre d'écriture. Voilà qui aurait permis de suivre la progression de la pensée de l'apôtre qui au cours des dix à quinze ans de son activité d'écriture, à peu près entre 50 (date de sa première lettre aux Thessaloniciens) et 63-64, moment de son départ, en tant que prisonnier pour Rome, a beaucoup évolué.
Cette évolution est importante pour comprendre. Il arrive en effet que l'on prenne Paul pour un monument monolithique avec une grande unité dans la pensée et l'expression. Or il n'en va pas ainsi. Tout simplement parce qu'entre le moment de sa conversion, de son illumination sur le chemin de Damas et la fin de sa vie, il a rencontré beaucoup de situations diverses et surtout beaucoup de complications. Sans parler des nombreux adversaires avec lesquels il a du débattre.
Et contrairement à ce que l'on pourrait croire, ses adversaires ne sont pas des païens ni même des juifs. Beaucoup de ceux qui s'opposent à lui sont d'autres chrétiens et d'abord les grands apôtres, chefs de l'Église que sont notamment Pierre et Jacques. Les lettres de Paul sont à la fois des encouragements pour ceux qui l'ont suivi, des directives, voire des remontrances pour les Églises qu'il a fondé, mais aussi des réponses, plus ou moins argumentées, voire violentes, à ses contradicteurs. Il faut dire que contrairement aux autres apôtres, il ne peut prétendre à une connaissance de première main du message de Jésus. Il ne l'a pas connu, ne l'a pas suivi et donc il passe pour un apôtre de seconde catégorie, obligé d'obéir aux grands anciens. Mais vous qui connaissez l'histoire, vous savez qu'il ne l'a pas fait et qu'il a continué d'annoncer l'Évangile de Jésus-Christ tel qu'il lui a été révélé, à lui, dans la prière, la méditation et la réflexion. Ce qui l'aura conduit à avoir une pensée extrêmement originale par rapport aux autres.
C'est à lui que l'on doit notamment l'universalisation du message du Christ, l'affirmation que celui-ci n'est pas réservé au peuple élu, dépositaire de la Loi et des prophètes, le peuple juif. Très concrètement, alors qu'il était entendu pour tout le monde que l'on ne pouvait être chrétien sans satisfaire à toutes les exigences de la loi ainsi qu'aux pratiques du judaïsme d'alors, Paul considère et affirme que les païens ont leur part dans l'élection, qu'ils sont inclus dans le grand dessein de Dieu et qu'ils n'ont pas besoin de passer par la circoncision et plus largement par tous les signes visibles de la piété juive.
Ce point est fondamental. C'est ce qui a donné sa dimension universelle au christianisme qui autrement serait resté une école, une secte juive comme d'autres existaient alors. Or c'est précisément dans cette lettre aux « biens-aimés qui sont à Rome » qu'il expose le plus clairement sa doctrine. Et les réformateurs de l'Église ne s'y sont pas trompés. À chaque époque de l'histoire de l'Église, ceux qui ont voulu revenir à la source ont trouvé dans l’épître aux Romains, la clé qui leur permettait de comprendre l'Évangile pour leur époque.
C'est bien sûr Luther qui y trouve, ou plutôt, y retrouve ce qui va être au cœur du protestantisme, l'affirmation de la gratuité du salut offert par Dieu avant même que nous n'en ayons conscience et la priorité de la foi sur l'observance de la Loi. Autrement dit, l'Évangile de la grâce plutôt que la ritualité des sacrifices et des œuvres pieuses. Mais avant Luther, saint Augustin déjà avait retrouvé dans l’épître aux Romains cette idée de l'antériorité de l'action de Dieu au bénéfice de toute l'humanité, sans avoir besoin de passer par les formes extérieures du judaïsme : à l'universalité du péché - tous les hommes, parce qu'ils sont hommes, sont pécheurs - répond l'universalité de la grâce de Dieu - tous les hommes, parce qu'ils sont aimés de Dieu, sont sauvés au moyen de la foi.
Quand Paul écrit aux Romains, il s’apprête à se rendre à Jérusalem. Il veut y amener la grande collecte qu'il a organisé pour le bien des pauvres de l'Église mais dans son esprit, c'est une étape. Il prévoit de se rendre en Espagne, qui est à cette époque une grande province romaine, riche et en attente de l'Évangile. Estimant devoir continuer son annonce de l'Évangile jusqu'aux confins du monde, il veut aller le plus loin possible. Une manière aussi, sans doute, de mettre de la distance, entre lui et les autres, ceux de Jérusalem. Il pense remplir son obligation envers eux avant d'aller là où l'Esprit l'appelle.
Les choses vont se passer différemment. Arrivé à Jérusalem, il sera arrêté, emprisonné puis envoyé à Rome où l'on perd sa trace, certainement exécuté. Mais avant donc de partir vers son destin à Jérusalem, il écrit aux Romains ce que le grand exégète Daniel Marguerat appelle son « testament ». Il faut entendre ce mot comme on l'entend aujourd'hui. Ce n'est pas au sens hébraïque un « testament » qui serait une alliance, comme il y a un « ancien » et un « nouveau » testament. La lettre aux Romains est bien un testament dans le sens où elle résume de la manière la plus entière, la pensée de Paul. Il s'y présente à ceux dont il attend un soutien pour aller en Espagne et il sait bien qu'il a été dénigré par ses adversaires. Les chrétiens de Rome ont besoin de savoir à qui ils ont affaire et Paul va s'employer à leur expliquer sa pensée en direct.
Et nous sommes avec notre texte aujourd'hui au cœur de cette explication : à ceux qui se prétendent fils légitimes de Dieu parce qu'il les a fait sortir du pays d'Égypte, qu'ils ont suivi la loi et les prophètes et sont donc prioritaires, voire seuls, dans le plan de Dieu parce que celui-ci a choisi leurs ancêtres - Abraham, Moïse, David – Paul va opposer cette idée essentielle, celle de l'adoption ! Les non-juifs sont inclus dans le plan de Dieu, exactement aux mêmes termes que les enfants légitimes. Il faut savoir qu'en droit romain, comme aujourd'hui dans notre droit commun, un enfant adopté est de plein droit. C'est à dire qu'il hérite au même niveau que les enfants naturels.
Que cela plaise ou non à ces derniers, quelle que soit la qualité de leurs relations, il en est ainsi. Nous savons bien par expérience combien les situations d'adoptions peuvent être difficiles et compliquées. Qu'il y ait des « naturels » ou pas d'ailleurs. Un enfant adopté a toujours de la peine à savoir quelle est sa place ! Quelle est son identité ? Je connais personnellement des situations idéales où l'enfant adopté est reconnu et aimé par ses frères et sœurs adoptifs sans aucune difficultés. Je connais d'autres situations où les conflits sont sans solutions. Mais le droit ne connaît pas cette dimension. Un enfant adopté est héritier et, en plus, il reste, même une fois adopté, pleinement héritier de sa famille naturelle si elle existe. Autrement dit, sa nouvelle situation lui donne une double nature, il est à la fois dans la famille d'adoption et dans la famille naturelle, pour le meilleur et pour le pire d'ailleurs.
C'est cela qu'explique Paul aux Romains qui sont familiers de ces choses. L'adoption est une pratique courante à Rome, même les empereurs adoptent leurs successeurs qui prennent d'ailleurs parfois la place des héritiers légitimes. Paul, pour exposer sa pensée, l'exprime dans des termes qui sont parfaitement limpides pour ses lecteurs et ses auditeurs. Il se place dans leur univers culturel, social et juridique.
Voilà pourquoi il expose la nouvelle situation qui est celle des fidèles qui ne sont pas d'origine juive, au sens ethnique ou religieux et cela a deux implications fortes.
D'abord d'un point de vue général, les chrétiens d'origine juive ne peuvent plus se prévaloir d'une supériorité par rapport à ceux qui sont d'origine non-juive. Voilà qui sonne comme une révolution interne, non seulement les anciens païens ne sont plus obligés de respecter les ordonnances religieuses mais ils sont aussi légitimes à s'exprimer et à diriger des communautés. Ils ont ainsi voix au chapitre, ce n'est plus leur origine qui va déterminer leur droit mais leur statut d'adoption qui va les autoriser à l'exercer. C'est un peu comme chez nous aujourd'hui. Les protestants d'ancienne génération ne sont pas plus légitimes que les nouveaux, anciens catholiques ou venus d'autres confessions ou religions. Ce qui compte, ce n'est pas d'être protestant de famille mais de l'être par la foi, de se comprendre et de vivre dans les termes de la foi protestante telle qu'elle s'exprime dans ses principes. C'est cela qu'explique Paul quand il distingue « vivre selon la chair » et « vivre selon l'Esprit ».
Voilà qui a aussi une implication forte d'un point de vue personnel car l'adopté est toujours d'une certaine manière entre deux mondes, entre deux situations. Sa vie ancienne est toujours là parce qu'elle fait partie de son histoire et il ne peut faire que cela n'existe pas mais sa vie nouvelle est aussi déjà là et par contre il lui appartient que cela soit une réalité concrète : qu'il fasse avec son ancienne nature, la chair, mais qu'il vive aujourd'hui pleinement sa nouvelle situation.
Et c'est là que Paul atteint le sommet du sublime. Tout simplement parce qu'il résout le problème de la vie chrétienne, de l'opposition constante entre ce que nous sommes, c'est-à-dire pécheurs, et ce que nous sommes aussi en même temps, justifiés, c'est-à-dire déjà ressuscités en lui. Toutes nos difficultés entre l'ancienne situation, celle qui fait de nous des hommes et des femmes attachés à l'éphémère du monde, à la reconnaissance sociale ou à la richesse matérielle, tout ce qui nous rattache au monde de la convoitise et de l'attachement aux choses de ce monde, tout cela continue d'exister comme son ancienne famille continue d'être présente dans la vie de l'adopté mais nous en sommes détachés, libérés d'une manière définitive parce que ce n'est pas nous qui en avons décidé.
La vie nouvelle de l'adopté, du co-héritier du Christ, n'est pas une décision, ce n'est pas une résolution comme toutes celles que nous prenons au moment de la rentrée. C'est une décision prise par celui qui nous a adopté et a fait de nous ses enfants, l'a manifesté par la vie, la mort et la résurrection de celui que nous pouvons désormais appeler notre frère, comme l'adopté peut appeler, frère ou sœur, l'enfant naturel de sa nouvelle famille. Et cette décision nous est communiquée par Dieu lui-même en la personne de l'Esprit.
Cet Esprit qui parle à notre esprit, qui prend son temps parfois parce que nous ne nous laissons pas convaincre, cet Esprit ne doit pas être confondu justement avec notre esprit, notre intelligence ou notre raison. La principale manifestation de l'Esprit, celle qui décide de tout ce qui nous concerne en tant que chrétien, c'est cette puissance de résurrection, celle qui change tout à notre situation. Paul le dira autrement dans d'autres épitres mais ici, aux Romains, il a choisi de prendre cette image de l'adoption pour décrire l'effet de la résurrection en nous. De même qu'un enfant adopté peut rester englué dans son ancienne réalité, et alors il ne vivra pas dans son nouveau statut, il mourra, ainsi l'enfant adopté qui prend pleinement conscience de sa nouvelle situation vivra au bénéfice de cette décision qui nous est communiquée par l'Esprit.
À nous qui croyons que le Christ est venu pour nous élever à la dimension de l'éternité, par une participation pleine et entière, définitive, à son héritage, que les fruits de l'Esprit se multiplient parmi nous.
Roland Kauffmann
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