Actes 9, 1-20, la vocation de Saul
Guebwiller 27 août 2023
Rarement une chute de cheval aura eu autant d'importance dans l'histoire que celle qui nous est racontée dans le livres des Actes et pas seulement parce qu'elle a donné le sujet de ce magnifique tableau du Caravage qui vous a été distribué en début de culte. Contrairement à l'illustration de la semaine dernière consacrée à la femme pécheresse qui répand un plein flacon de parfum sur les pieds de Jésus et dont nous avons vu qu'il s'agissait d'une image du pardon inconditionnellement accordé par Dieu, lequel pardon déclenche une telle manifestation d'amour, le tableau d'aujourd'hui n'a pas spécialement besoin d'être décrypté.
On y voit surtout un magnifique cheval, sans selle, tout à l'état de nature et qui regarde de manière plutôt débonnaire ce jeune homme qui vient de tomber. Celui-ci, habillé à la romaine plutôt qu'à la juive, avec une tunique courte plutôt qu'avec les longues robes qu'on imagine d'habitude, est sur le dos, son casque et son épée de côté, levant les bras au ciel et un troisième personnage, outre le cheval et le jeune homme, est un serviteur dont les jambes se confondent au premier abord avec celles du cheval à tel point qu'on a l'impression que celui-ci a six jambes en tout. Le cheval et le serviteur partagent la même attitude d'attente. On voit bien que ce n'est pas le cheval qui aurait désarçonné son cavalier.
Nous qui avons entendu le texte biblique savons que le cheval n'y est pour rien. Le texte nous dit que c'est une grande lumière qui a surgi et ébloui le cavalier qui est alors tombé à terre et tout le génie de l'artiste est justement, à l'inverse en cela de toute la tradition avant lui de ne pas représenter cette grande lumière dans un coin du tableau ou comme le fond du tableau. Caravage joue à merveille avec les ombres et la lumière, comme par exemple dans la Vocation de saint Matthieu ou la lumière suit le bras du Christ et tombe littéralement sur Matthieu, le désignant. Il en est de même ici. La lumière n'est pas dans le fond, elle n'est pas un cadre extérieur à l'action, elle se déploie justement entre les bras de Saul et le corps massif du cheval, jetant juste quelques reflets sur le crane du serviteur.
Et si l'on y regarde encore de plus près, on distingue un détail qui n'apparaît pas tout de suite dans le texte. Regardez ses yeux et vous les verrez fermés mais d'une manière inhabituelle, on y voit déjà les écailles qui tomberont au moment de la bénédiction d'Ananias.
Le Caravage parvient ainsi à nous faire entendre cette voix silencieuse et pourtant éblouissante, si forte qu'elle parvient à mettre à terre ce jeune homme par ailleurs assoiffé de menaces et de meurtre comme nous le désigne le texte. Une voix silencieuse et pourtant éblouissante ?! N'y-t-il pas un paradoxe, une contradiction entre le fait de ne pas entendre une voix et que cette voix soit éblouissante. Le texte nous dit que les voyageurs entendaient la voix mais ne voyaient personne alors même que Paul qui « malgré ses yeux ouverts ne voyait rien » (8-9) racontera plus tard qu'à ce moment-là, le Christ lui est « apparu » (1 Corinthiens 9, 1 et 15,8). C'est donc bien que malgré les yeux clos par les écailles et alors qu'il ne voyait rien de ses yeux, Paul a néanmoins vu le Christ à ce moment précis mais avec les yeux du cœur.
Vous connaissez cette très belle expression que Saint-Exupéry prête au renard au moment où il quitte le Petit prince : on ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. C'est ce qui est en train de se jouer à ce moment précis de l'histoire. C'est pour cela que Luc, l'auteur du livres des Actes des Apôtres joue avec ces questions de vision, d'audition. À l'éblouissement de Saul, répond la vision d'Ananias, lequel est divinement averti de la présence de l'ennemi des saints et d'ailleurs, avez-vous remarqué que la première chose que dit Ananias à Saul est « le Seigneur Jésus qui t'est apparu sur le chemin ». Voilà ce que dit Ananias alors que Saul ne voyait rien. C'est donc bien que le Christ n'est ni dans la lumière éblouissante ni dans rien de ce que l'on peut voir avec les yeux mais tout entier dans cette parole qui perfore l'âme et le cœur de celui qui l'entend pour la première fois.
Un aveugle éclairé par son éblouissement
L'éblouissement est aussi rendu nécessaire dans le récit pour faire contraste avec l'aveuglement de Saul. Saul devient techniquement « aveugle » « il fut trois jours sans voir » mais en réalité son aveuglement avait commencé bien avant. On découvre en fait le jeune Saul un peu avant, alors même qu'il assiste à la lapidation du premier diacre de l'Église, Étienne, provoquant la dispersion des chrétiens craignant pour leur vie. On le retrouve ensuite dévastant les maisons des fidèles, les faisant jeter en prison et c'est pour cela qu'il sollicite la mission d'aller à Damas, déloger les derniers irréductibles. On peut certes se demander pourquoi il ne veut pas chasser les chrétiens de Palestine, pourquoi il lui faut aller à Damas. C'est certainement parce que Saul connaît l'importance des centres intellectuels. Il ne servirait à rien d'éliminer les chrétiens dans les petites villes s'ils peuvent continuer à rayonner depuis les grands centres politiques. Et Saul est un enragé, un fanatique, un pur, un juste, un parfait qui veut éradiquer la nouvelle école de pensée et l'empêcher de se diffuser.
Le contraste est saisissant entre l'aveuglement initial de Saul alors même qu'il « a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre » et son illumination par le fait d'une voix plus forte que ses yeux et ses oreilles. Alors qu'il avait des oreilles pour entendre le message que portaient les apôtres et se rendre compte par son intelligence et sa culture, car Saul est un lettré, c'est un intellectuel de premier ordre destiné aux plus hautes fonctions dans le judaïsme de son temps, il n'entendait pas. Alors qu'il voyait comment les disciples étaient attentionnés les uns pour les autres, il ne voyait pas. Son intelligence, sa culture, son éducation profondément pieuse, sa piété justement, rien de tout cela ne l'a empêché de «respirer le meurtre ». Comme quoi, rien de nouveau sous le soleil. On se demande parfois comment il s'est fait que la haute culture allemande n'ait pas empêché l'émergence du nazisme dans les années trente. Peut-être peut-on faire l'hypothèse, à voir l'exemple de Saul, que la grande culture par son idéal de pureté, de justice peut être dangereuse parce qu'elle autorise la violence contre ceux qui sont accusés de corrompre la société, de souiller l'idéal religieux ou l'orthodoxie politique. À voir Saul, il faut toujours se méfier de ceux qui ont un idéal de pureté et de justice coûte que coûte, c'est souvent au prix de la vie et de la liberté des autres.
Le contraste est aussi saisissant entre l'état de Saul au moment où il tombe de cheval, aveugle et bouleversé, avec le ministère futur de celui que l'on appelle aussi Paul. Il faut avoir à l'esprit que Paul n'est pas le nom de baptême par lequel le juif Saul adopterait une nouvelle identité devenant ainsi chrétien. Saul, même après son baptême par Ananias et le début de ses voyages missionnaires avec son acolyte Barnabas est longtemps appelé des deux noms. Paul est la version grecque de Saul, son nom araméen mais c'est bien le même personnage. En effet, Paul, comme tous les grands hommes dans l'histoire, va précisément avoir plusieurs visions qui vont le guider dans son ministère. Il verra un Macédonien l’appelant à venir apporter l'évangile en Grèce, le Seigneur lui-même à Corinthe et à Jérusalem et enfin un ange juste avant le naufrage du bateau qui l'emmène à Rome (1). Nul doute que Luc a dû être impressionné, lui qui connaît la suite de l'histoire puisqu'il nous la raconte par le fait que le ministère du grand visionnaire qu'aura été Paul commence par un éblouissement et un aveuglement physique. Les écailles tombant des yeux de Saul au moment de sa bénédiction par Ananias signifient bien que, au-delà de ses yeux physiques, c'est son esprit, son âme et son intelligence, autrement dit son cœur, car vous savez bien que pour les juifs, c'est la même chose, qui se sont ouverts.
Nulle ironie bien sûr de la part de Luc mais au contraire le désir de relier cette événement majeur de la vie de l'Église qu'il est en train de nous raconter à cette antique prophétie d'Ésaïe que nous avons également entendu tout à l'heure. « En ce jour-là les sourds entendront les paroles du livre ; Et, délivrés de l'obscurité et des ténèbres, les yeux des aveugles verront, et les humbles se réjouiront » (Ésaïe 29, 18). Vous avez reconnu la réponse que fait Jésus lui-même aux envoyés de Jean le Baptiste. À celui qui lui demande « es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » Jésus répondit « Les aveugles voient, les sourds entendent et la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mt 11, 3-5). Jésus reprend mot pour mot la prophétie d'Ésaïe et il est ainsi reconnu par Jean Baptiste et ses disciples comme le Messie.
Et c'est cette même filiation symbolique qu'introduit Luc en nous racontant comme un aveugle a retrouvé la vue, comment un sourd a entendu la parole de Dieu et comment un arrogant est devenu un humble serviteur du Seigneur.
Ce n'est pas seulement la vie de Saul/Paul qui est bouleversée par cette chute de cheval, et encore une fois, ce n'est pas la faute du cheval mais bien de l'éblouissement, c'est le destin de l'Église qui en est bouleversé. D'adversaire résolu et dangereux, Saul/Paul va devenir l'Apôtre par excellence, celui qui sans être le premier, c'est Céphas/Pierre, sera celui qui donnera une forme nouvelle à cette communauté repliée sur elle-même et son destin d'être une école particulière au sein du judaïsme. En effet, Paul n'est pas seulement l'auteur le plus prolifique du Nouveau Testament, il est aussi et surtout l'artisan de l'expansion des Églises et de leur acculturation au monde hellénistique de l'époque. Une transposition dans l'univers intellectuel et mental des Grecs et des Romains de son époque, tout en restant fidèle à sa propre culture juive, sans laquelle le Christianisme serait certainement resté une secte qui aurait peut-être été dissoute par la violence des amis de Saul.
Là aussi, il y a quelque chose d'étrange dans le fait que celui qui par la force de sa pensée, la rigueur de son argumentation et le lyrisme de ses démonstrations a éclipsé au sens propre les autres disciples. Qui se souvient d'Ananias ? Qui a lu les textes de Barnabas ? Qui connaît un apôtre qui m'est particulièrement cher, à savoir Apollos (1 Cor 3, 4-5) ? Même les grands apôtres comme Jean ou Pierre ont eu du mal à être à la hauteur. Celui qui a mis dans l'ombre tous ces auteurs a commencé son ministère par cette illumination éblouissante et aveuglante au point de le délivrer de son propre aveuglement.
Mais au fait, que fait cette voix qui résonne dans la lumière ? Elle appelle Saul à le suivre « Lève-toi, entre dans la ville et l'on te dira ce que tu dois faire ». Au sens propre, ce que l'on appelle la « conversion » de Saul/Paul n'en est pas une. Il ne s'agit en effet pas d'une adhésion ou d'une confession de foi comme ce sera le cas par exemple avec Corneille l'officier romain au chapitre suivant du livre des Actes. Ce qui se passe avec Saul/Paul a bien plutôt à voir avec l'appel de Jésus lui même de chacun de ses disciples. Pour reprendre l'exemple de Matthieu dont je parlais tout à l'heure, Jésus ne lui demande pas son avis et n'attends pas de réponse, il lui dit simplement « Suis-moi et Matthieu se leva et le suivit ».
Contrairement à Matthieu, il fallait d'abord que Saul/Paul, avant de se lever, tombe de son cheval mais il ne se convertit pas, il entend l'appel et n'a d'autre choix que d'y répondre. Ainsi plutôt que de « conversion » de Paul, vaut-il mieux parler de « vocation ». Et c'est là notre point commun avec lui.
Nous tous qui sommes ici n'y sommes pas par hasard ni même par choix. Bien sûr nous avons décidé de nous lever ce matin et de venir au culte mais ce n'est pas de ce choix dont il est question. Nous tous et toutes nous déclarons être chrétiens parce qu'à un moment ou à un autre de nos existences, une écaille est tombée de nos yeux, ou a commencé à tomber. Tous nous avons été appelés comme Paul l'a été, à sortir de notre aveuglement et de notre surdité. Tous, et c'est là aussi un point que nous avons tous, entre nous et avec Paul, nous avons entendu une voix. Une voix qui n'a pas besoin de venir du ciel. Tous nous avons vu une lumière qui à un moment ou à un autre nous a ébloui par son évidence et sa force. Et cette lumière n'avait pas besoin d'obscurcir le ciel et la terre ni d'être vue par les autres.
Il a suffi qu'elle resplendisse dans notre cœur et que nous la voyons avec ces yeux. C'est au plus secret de notre existence, dans notre intimité la plus profonde, que c'est faite pour moi et, pour vous je l'espère, la révélation de cette parole bouleversante à tous les sens du terme. Exactement comme l'appel de Dieu s'est fait au plus intime de la personnalité de Saul. Il aurait pu en rester là. Rester aveugle et en tirer une rage d'autant plus dévorante contre les chrétiens. On pourrait le penser parce que nous avons aujourd'hui une conception assez individualiste de la conversion. Il arrive, surtout dans le protestantisme qu'on insiste sur le choix de répondre ou de ne pas répondre à l'appel de Dieu. Or pour Paul, la question ne se pose pas. Paul, n'en déplaise à nos esprits modernes qui aiment vanter la responsabilité individuelle et la liberté de choisir ne vit pas les choses de cette façon.
Ce n'est pas une question d'avoir le choix ou de ne pas l'avoir. Ce serait un anachronisme de l'envisager de la sorte. Saul voit le Christ et l'entend, il ne peut plus en être autrement et toute la suite de son existence va être déterminée par cette vision et cette parole. De même pour nous, nous ne pouvons faire que nous n'ayons pas vu ni entendu, il nous appartient seulement de nous lever et, toujours à l'exemple de Paul, nous former pour être toujours de meilleurs serviteurs de Dieu et de notre prochain.
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